Les intellectuels se positionnent sur l'écologie : Daniel Tanuro

Écrit le 18 Février 2020
Écologie Environnement Interview

Dans le cadre d’Alter’City, Cit’Light a interviewé le 3 février à Charleroi Daniel Tanuro, auteur de « L’impossible capitalisme vert », paru en 2010. Cette interview traite de l’actualité, des couples individualisme - action collective ainsi que nature - culture, et de l’écologie intégrale.

Cit’Light. Pouvez-vous vous présenter succinctement ?

DT. J’étais naturaliste étant jeune : ornithologue, passionné des insectes et des plantes. Ça m’a orienté vers des études d’agronomies avec une spécialisation en eaux et forêt, c’était ce qui était le plus proche de l’écologie. Avec des amis à l’université on a fondé un groupe éco-socialiste avant la lettre, qui s’appelait le mouvement d’action pour la protection de l’homme dans l’environnement. C’était un groupe qui était spontanément très anticapitaliste : nous pensions qu’on ne peut pas respecter la nature sans mettre en question la logique capitaliste d’accumulation et d’exploitation. Ce groupe a eu une existence très éphémère. J’ai entre temps découvert l’activité militante au travers des mouvements de solidarité en faveur des droits des étudiants étrangers. Je suis entré en contact avec le marxisme révolutionnaire, le trotskisme. Je suis un marxiste non orthodoxe, internationaliste. J’ai été happé dans le tourbillon de l’activité révolutionnaire.

Ça m’a éloigné assez fort de l’écologie, que je n’ai jamais perdu de vue mais ce n’était plus mon terrain d’action. J’ai été permanent de mon organisation politique pendant une vingtaine d’années. J’ai arrêté car c’est quelque chose qui use. J’ai alors décidé de lire et relire Marx et les marxistes du point de vue de l’écologie, avec un a priori qui était que je ne trouverais rien étant donné qu’ils n’avaient pas connu la crise écologique et qu’ils étaient des productivistes. J’ai été surpris que chez Marx il y avait beaucoup de réflexions qui témoignent de la prise de conscience de l’incompatibilité entre le développement du capital et la régulation rationnelle des échanges de matière entre l’humanité et la nature. Il y a une série de réflexions incontournables sur l’agriculture, sur l’élevage, sur la foresterie, sur les sols et occupations des espaces, qui sont de très grande qualité et qui aident à comprendre les développements actuels.

Cit’Light. Vous êtes l’auteur de « l’impossible capitalisme vert ». L’urgence écologique est-elle prioritaire sur les autres luttes à mener, comme par exemple la lutte sociale.

DT. Je ne poserais pas cela en terme de priorité. La lutte écologique est fondamentalement une lutte sociale, ce n’est pas une lutte qui est coupée de la société, des inégalités dans la société, que ce soit de classe, de genre, ou de « races » entre guillemets. Le défi lancé à l’humanité et en particulier aux exploités et dominés, est un défi absolument majeur qui va conditionner très largement tous les autres aspects de tous les autres conflits. Ces autres conflits vont être déterminés par la catastrophe grandissante autour de nous.

L’exemple des gilets jaunes est un bel exemple de ceci: il y a plusieurs écologies selon la position sociale. On a accusé les gilets jaunes d’être des « beauf » sans prendre en compte les conditions réelles, matérielles, dans lesquelles ils se trouvent : des gens habitant hors des grands centres urbains, avec des petits revenus, qui dépendent de la voiture pour leur boulot et pour percevoir leur revenu. On s’est rendu compte au fil de la lutte qu’ils n’étaient pas ces « beauf » qu’on décrivait. En effet, la majorité des membres actifs, car ils s’étaient mis en lutte, se posaient la question des alliances avec d’autres secteurs en lutte dans la société. On a vu des choses improbables à l’origine du mouvement : convergence entre gilets jaunes et manifs climats, gilets jaunes et manifs féministes. C’est un très bel exemple qui montre qu’il ne faut pas mettre des gens dans des boîtes et les juger car on ne connaît par leur condition sociale d’existence, leur condition matérielle concrète. C’est la lutte collective qui permet de faire progresser les consciences.

L’existence physique de centaines de millions voire de milliards de personnes est menacée aujourd’hui. La crise écologique est existentielle et ne peut que surplomber l’ensemble des autres combats. Ce n’est pas une question de priorité, mais aucune lutte sociale ne pourra éviter la question écologique.

Cit’Light. Comment résoudre le couple individualisme et action collective ?

DT. Tout individu normalement constitué qui n’est pas un cynique complet, une fois qu’il est convaincu de l’extrême gravité de la situation, agit à son niveau personnel pour être en cohérence avec lui-même. On ne peut pas être convaincu que le déclin très grave de la biodiversité est un problème majeur et continuer d’agir comme un imbécile en utilisant du flytox dans son appartement, des fongicides, pesticides etc., à moins d’être un cynique complet.

Ceci dit, tous les enjeux majeurs sont des conséquences du productivisme capitaliste. Éviter la catastrophe n’est plus possible, il faut éviter qu’elle se transforme en cataclysme. Il n’y a pas de solution sans des mesures structurelles, sociales, collectives, qui s’en prennent à la logique du système en lui même. Un exemple qui saute aux yeux, selon le rapport spécial du GIEC, pour avoir 50% de chance de ne pas dépasser le seuil de 1.5°C, sans recourir à des technologies dangereuses, il faut que les émissions mondiales nettes diminuent de 58% d’ici 2030 et de 100% d’ici 2050. C’est un objectif impossible à atteindre si on ne réduit pas radicalement la consommation finale d’énergie, dans une mesure telle que cette réduction implique une réduction de la production matérielle. Il faut donc produire moins et transporter moins, ce qui est complètement incompatible avec le système capitaliste. Il n’y a pas de capitalisme sans croissance, ce n’est pas Marx qui l’a dit c’est Schumpeter, qui n’est pas spécialement un type de gauche. ,Il doit donc y avoir une action collective, un programme alternatif qui pointe vers un autre système de production de l’existence, un autre mode de consommation, de distribution, de loisir, etc.

Cit’Light. Parlons du couple culture - nature. L’humain est-il est obligatoirement destructeur de la nature ?

DT. La caractéristique de l’être humain est qu’il produit socialement son existence. Il le fait à la différence d’autres animaux sociaux comme les termites, fourmis, abeilles, par l’intermédiaire d’une action consciente qu’on appelle le travail, spécifiquement humaine, qui se saisit des « ressources », ce que le reste de la nature lui met à sa disposition, pour le transformer et satisfaire à ses besoins. Chaque génération se hisse sur les épaules de la génération précédente, c’est un processus cumulatif. La définition de la culture c’est l’accumulation d’une expérience historique de génération en génération, dont la base matérielle est le travail et l’augmentation de la productivité du travail. Ce n’est pas la culture qui est problématique, mais le type de culture. Deux choix s’ouvrent : ou bien on utilise la productivité pour travailler moins, ou pour produire plus.

Cit’Light. Comment se positionner par rapport à la « technique », est-ce quelque chose de positif ?

DT. C’est un débat analogue à la question précédente. Il y a plusieurs personnes qui considèrent que le problème n’est pas le capital mais la technique. Mais la « technique » ne veut rien dire, chaque mode de production développe des techniques qui lui sont propres. Les techniques ne sont pas neutres. Pour prendre un exemple idiot, j’ai horreur de Powerpoint car il présente tout en blanc et noir, on ne peut pas faire de présentation dialectique. Powerpoint n’est pas neutre mais déterminé par la culture utilitariste du système capitaliste qui empêche d’avoir une vision globale, d’y voir les contradictions.

Cit’Light. Quel est votre avis sur l’écologie intégrale ?

DT. J’ai personnellement récemment découvert ce concept. À première vue, cette notion semble relever du bon sens : on a une crise d’une terrible complexité et extrêmement menaçante, avec toute une série de facettes sur le versant strictement écologique (cycle de l’eau, de l’azote, du phosphore, les aérosols, la couche d’ozone, l’acidification des océans). Tout cela est extrêmement complexe et de plus interconnecté directement à des phénomènes sociaux et à la crise sociale. Face à cela, l’idée qu’il faut une écologie intégrale semble aller de soit : il faut une solution globale, intégrale, qui doit être respectueuse des lois de l’écologie. Le problème est que l’expression en tant que telle - d’un point de vue sémantique - semble suggérer que cette crise peut se résoudre en respectant les lois de la nature, et c’est là qu’il y a un souci. Car cela élimine les choix sociaux, les débats politiques, et les remplace par de soi-disant “lois naturelles”. C’est pourquoi une certaine extrême-droite se réclame de l’écologie intégrale, qu’elle invoque pour plaider contre l’avortement, le mariage gay, etc.

Moi, en ce qui me concerne, je préfère parler d’éco-socialisme ou d’écologie sociale, plutôt que d’écologie intégrale. Au moins, on a des termes qui explicitent la nécessité de solutionner à la fois la question écologique et la question sociale, sans les amalgamer et sans les ramener à des lois de la nature.

Cit’Light. Concrètement, comment le citoyen peut-il agir sur ces enjeux ?

DT. Le citoyen peut diffuser l’information élémentaire sur la gravité extrême de la situation de destruction de l’environnement dans lequel nous sommes. Qu’il essaye de conscientiser les gens autour de lui et de les amener à avoir des actions concrètes. Les actions concrètes, il y en a des milliers : faire un groupe d’achat auprès d’un producteur bio, faire un groupe d’achat d’électricité verte, interpeller le conseil communal pour qu’il établisse une coopérative municipale de production d’électricité éolienne. Les choix sont infinis. S’il est dans un syndicat, le grand problème stratégique auquel on est confronté actuellement est le suivant : le mouvement syndical est embrigadé dans la logique productiviste parce que chaque salarié a intérêt à ce que son entreprise vive pour pouvoir payer son loyer. Il y a un travail énorme à faire pour convaincre le mouvement syndical que cette voie qui mise sur la croissance capitaliste pour satisfaire les revendications légitimes des exploités est une voie sans issue. C’est une voie qui scie la branche sur laquelle les exploités et opprimés sont assis, car ce sont les pauvres qui paieront les frais de la catastrophe, les riches s’en sortiront toujours. Toutes ces choses là, il faut les relier dans la construction d’un mouvement d’ensemble de révolte, dans une véritable insurrection de la population mondiale, pour arrêter la machine infernale. Sinon elle ne s’arrêtera pas, c’en est absolument certain : quand on voit le résultat de la COP 25, c’est sidérant.

Cit’Light. Pour finir cette interview, quelle est votre actualité ?

DT. J’ai terminé un livre qui est une actualisation, une extension et un approfondissement de « l’impossible capitalisme vert » qui date de 2010. Actualisation car les données scientifiques et le contexte socio-politique a changé, avec par exemple l’arrivée au pouvoir de climato-négationnistes. Approfondissement car il y a plusieurs questions qui étaient traitées insuffisamment dans l’autre bouquin, par exemple toute une critique des sciences et des biais scientifiques du GIEC - tout ce qui est physique du climat relève de la science exacte, tant que les paradigmes n’ont pas changé ça doit être considéré comme la bonne science, mais tout ce qui relève de l’adaptation et de la mitigation est basé sur les sciences sociales et économiques et on se retrouve dans le néolibéralisme. Par exemple, on retrouve marqué en toutes lettres dans le 5ème rapport du GIEC: « les modèles climatiques présupposent des marchés qui fonctionnement pleinement et des comportements de marché concurrentiel ». Il y a aussi un approfondissement sur l’alternative de société, du programme pour y aller et de la stratégie de lutte. L’extension car l’impossible capitalisme vert était essentiellement centré sur la question climatique, et ici je couvre aussi d’autres aspects (par exemple la biodiversité). Le titre c’est « Trop tard pour être pessimiste », car il n’est pas nécessaire de spéculer pour savoir que la situation est grave, mais il faut se battre pour arrêter la catastrophe. Au delà de ça, je travaille plus particulièrement maintenant sur la démographie, l’éco-féminisme, et les questions coloniales dans le cadre écologique.



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