Zoom sur Bibliothèque Sans Frontières

Écrit le 30 janvier 2022
Interview Numérique

Bibliothèques sans Frontières est une ONG créée à Paris en 2007, se donnant pour mission de faciliter l’accès à l’éducation, la culture et l’information aux populations les plus vulnérables. Présente dans 50 pays et travaillant dans 25 langues, BSF est loin de délaisser la Belgique, où une équipe de 20 personnes est mobilisée. Au travers de programmes comme Voyageuses du Numérique, l’association vise à renforcer l’autonomie des personnes exposées à la fracture numérique. Charlotte Gaumeton est animatrice et éducatrice dans le cadre de ce programme et a bien voulu nous accorder une interview pour nous expliquer son quotidien.

Cet interview a été réalisée dans le cadre de notre partenariat avec le magazine G+ de la commune d’Uccle, pour le numéro 7 traitant de la fracture numérique.

Pouvez-vous présenter le projet de Bibliothèque sans Frontières et votre programme de « Voyageuses du numérique » ?

BSF est présent en Belgique depuis maintenant 4 ans. Notre ambition, c’est de renforcer les capacités des populations face aux grands enjeux qui font le monde d’aujourd’hui ; avec en Belgique un focus particulier concernant la numérisation croissante de la société. C’est avec cette idée générale qu’on développe depuis ces dernières années de nombreux projets autour de l’éducation au numérique. Initialement (et de façon un peu surprenante), nous n’avons pas travaillé avec des bibliothèques comme partenaires mais plutôt des écoles, autour des enjeux du numérique. Puis progressivement, nos programmes et nos modalités d’action se sont diversifiés : aujourd’hui, on ne travaille plus uniquement qu’avec des écoles, mais aussi avec des bibliothèques, des espaces publics numériques (EPN), des maisons de quartier, des associations, …

Très concrètement, via le programme Voyageuses du Numérique, nous avons organisé des petits déjeuners numériques, à destination de femmes de plus de 55 ans et en partenariat avec des bibliothèques et EPN, qui accueillent ces activités. Chaque session commençait par un temps de rencontre informel, pour créer du lien et mettre le groupe en confiance. Cet élément relationnel est vraiment clé dans un projet comme celui-là : la confiance en soi et en les autres est une variable essentielle dans le processus d’apprentissage.

Comment voyez-vous la notion de citoyenneté numérique ?

De mon point de vue, nous sommes aujourd’hui dans un contexte où les services sont de plus en plus digitalisés. De nos jours, on devient par la force des choses − même si l’on n’en a pas spécialement envie − un citoyen numérique : on a besoin d’utiliser ces outils et plateformes pour faire partie de la société d’aujourd’hui. Certaines de ces plateformes n’ont pas d’alternative et il est donc nécessaire de les utiliser si on ne veut pas être exclu. Si les guichets de banque ferment tous, il ne nous reste alors que la plateforme numérique pour pouvoir faire un virement. Et une personne qui n’est pas en capacité d’utiliser ces outils perd alors une partie de sa citoyenneté.

Être un citoyen numérique passe par la littératie numérique, c’est-à-dire la capacité pour une personne de comprendre et utiliser de l’information dans la vie courante, chez elle et ailleurs, pour être en mesure d’agir de manière consciente, de pouvoir traiter cette information et de la comprendre. Cette capacité s’exprime de 1000 façons : communiquer avec les autres, obtenir des informations et les partager, postuler pour un emploi, faire des achats, contacter sa commune, participer au débat public…

En Belgique, 40% de la population est d’une façon ou d’une autre vulnérable face à la numérisation de la société. C’est simple : nous avons tous en tête l’exemple de notre grand-mère ou beau-père qui n’ose pas faire un paiement en ligne ou a du mal à se débrouiller avec son smartphone… Le rôle de Bibliothèques sans Frontières, c’est que chacun et chacune puisse être autonome dans son utilisation des outils numériques et s’intégrer pleinement dans la société du 21e siècle.

Prenons un dernier exemple : une personne à la recherche d’un emploi qui n’est pas en mesure de créer son CV sur un logiciel de traitement de texte ou de l’envoyer par email à son futur employeur. Aujourd’hui, soyons réalistes, cette personne est coupée du monde du travail. À travers nos actions, nous voulons que les “éloignés du numérique” n’aient plus peur de cliquer, et qu’ils puissent bénéficier d’un accès égal à l’éducation, à l’information, au travail… Ne l’oublions pas : la transition numérique est aussi une formidable opportunité, une fenêtre ouverte sur le monde.

Comment favoriser cette inclusion et cette citoyenneté numérique ?

Aujourd’hui, en nous appuyant sur notre expérience de terrain et nos compétences en tant que formateurs, nous formons des aidants numériques : dans les bibliothèques, les EPN, maisons de quartier, CPAS, ou encore au sein d’ASBL. Ceux-ci forment ensuite les publics en direct. On élargit alors notre impact, car on crée tout un réseau d’aidants numériques, qui viennent aider les personnes subissant la fracture numérique. Nous leur proposons un accompagnement et des contenus de formation pour les outiller, leur donner confiance, les motiver et les encourager et pour créer un esprit de communauté afin de continuer à apprendre ensemble.

Concrètement, nous avons conçu l’année dernière une formation en 4 modules de 3 heures, le but étant de former les aidants numériques pour qu’ils puissent ensuite mener des ateliers d’initiation numérique pour leur public. Nous formons des personnes issues de différents types de structures : bibliothèque, Espace Public Numérique (EPN), ASBL, centre public d’action sociale, maison de quartier, etc.

On remarque qu’il y a en fait beaucoup d’acteurs de première ligne en contact avec du public en situation de fracture numérique, sans que ce soit leur rôle premier ou qu’ils y aient été préparés. Ils ont donc besoin d’être formés pour mieux accompagner ce public vers l’autonomie numérique.

Ces 4 modules servent de base, mais nous avons aussi un ensemble de modules complémentaires pour continuer l’apprentissage avec la communauté d’aidants numériques. Typiquement, la semaine dernière nous nous sommes rassemblés avec une dizaine d’aidants que nous avons formés l’année dernière, dans le but de partager les bonnes pratiques en matière d’organisation de permanences numériques. Avec la COVID, organiser des ateliers de groupe ce n’est pas toujours simple. Les permanences sont donc un des moyens pour favoriser l’inclusion numérique.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre programme de « Digital Buddies » (littéralement « amis digitaux ») ?

Avec les Digital Buddies, nous sommes partis du constat que bon nombre de citoyens sont tout à fait à l’aise avec le numérique et - sans en être nécessairement experts - savent en maîtriser les outils, tandis que les acteurs de première ligne sont parfois isolés et n’ont souvent ni le temps ni les ressources suffisantes pour mener des activités d’inclusion numérique telles que des ateliers d’initiation ou des permanences. Nous avons donc souhaité constituer une communauté de bénévoles formés par Bibliothèques Sans Frontières, prêts à agir en faveur de l’inclusion numérique.

Une fois formés, les Digital Buddies rayonnent d’abord dans leur cercle familial et amical. Puis ils peuvent aller plus loin dans leur engagement et intervenir sur le terrain, pour faciliter l’action d’un professionnel. Par exemple, un bibliothécaire souhaitant organiser un atelier d’initiation au numérique pour une dizaine de participants, mais étant seul dans sa structure, peut obtenir l’aide d’un Digital Buddy, qui sera présent pour soutenir ces activités de terrain.

En novembre dernier, nous avons ainsi organisé une première formation avec 15 participants. Nous avons travaillé ensemble sur ce qu’est la fracture numérique, ses facteurs, ses conséquences, et sur comment favoriser l’apprentissage des publics en fracture numérique. Maintenant, ces 15 personnes sont prêtes à donner un coup de main auprès de leur entourage et au sein des structures qui feront appel à eux par notre intermédiaire. Petit à petit, nous voulons mettre en réseau les gens qui sont sensibles à ces questions.

L’enjeu est crucial et assez costaud. Dans une ville comme Charleroi, on estime que 80.000 personnes sont en situation de fracture numérique. Ce n’est pas le personnel des EPN, des bibliothèques, du CPAS, … qui seuls pourront les aider, les former. Ils sont trop peu nombreux. L’inclusion numérique doit être l’affaire de tous.

Selon vous, quels sont les risques du « tout au numérique », et comment les endiguer dans la pratique ?

Si on part sur un objectif de tout au numérique, alors progressivement il n’y a plus d’alternative non digitalisée en dehors : “je ne trouve plus de travail, je n’ai plus accès à ma banque, ni aux services de l’administration, je ne peux plus exercer mes droits… je ne suis plus un citoyen”. Le risque premier est d’exclure une partie de la société. Et face à ce risque, il faut à tout prix accompagner, sensibiliser, former…

Un autre pan important est la protection des données personnelles. Si on ne connaît pas les bonnes pratiques pour pouvoir se protéger sur internet, on peut être vulnérable, et je pense qu’il y a également une sensibilisation à avoir quant aux risques que peuvent provoquer une navigation sur internet, l’ouverture d’email frauduleux, etc. Si on n’a pas les prérequis pour pouvoir bien assimiler l’information, la traiter et réagir, on peut être en risque de transmettre ses données personnelles, ses données bancaires. En ce sens, la fracture numérique prend de multiples visages et les personnes ayant déjà les bases en matière de numérique ne sont pas forcément 100% protégées.

Le cyber-harcèlement est aussi un gros sujet. Aujourd’hui, on remarque que les enfants et adolescents passent de plus en plus de temps en ligne - particulièrement depuis la pandémie, où le temps d’écran a augmenté de 60% chez les jeunes. Plus connectés, ils sont plus exposés aux dangers du web : fake news, désinformation, cyberharcèlement, surexposition sur les réseaux sociaux, etc. Avec notre projet « Les Cyber Héros », nous sensibilisons les enfants de 8 à 13 ans aux bons comportements à adopter en ligne et à ce que cela signifie d’être un citoyen numérique. Le plus grand défi reste de faire comprendre aux enfants que le monde numérique et le monde réel sont un seul et un même monde, dans lequel les mêmes règles s’appliquent : la gentillesse et la bienveillance, l’esprit critique, la prudence, etc.

L’énorme impact environnemental de l’informatique Un autre risque souvent soulevé du numérique est son impact environnemental. Le rapport de GreenIT intitulé « Empreinte environnementale du numérique mondial » estime que l’empreinte environnementale du numérique double voire triple tous les 15 ans, une progression extrêmement rapide. À ce rythme-là, il est estimé qu’en 2025, la consommation d’électricité dûe au numérique atteindra 15% de la consommation mondiale, contre 5.5% aujourd’hui. Un ensemble de recommandations claires en sort : limiter le nombre d’objets connectés, réduire la taille des écrans plats, allonger la durée de vie des équipements, et l’éco-conception des services numériques.

Quelles sont vos futures activités à Bruxelles ?

Le programme Voyageuses du numérique a eu un effet bouche à oreille ! De nombreux autres parcours se sont organisés dans d’autres bibliothèques et structures sans qu’on y participe. Par exemple, des activités sont en cours à à l’EPN de Bertrix, avec deux groupes de femmes seniors, ainsi qu’à d’autres endroits. Cela se fait de manière très organique ! Dans l’agenda 2022, nous avons prévu 14 cycles de formation d’aidants numériques d’ici à juin. Nous serons notamment très actifs dans la région de Charleroi, où nous prévoyons de participer au prochain Salon de l’Inclusion Numérique. Et nous espérons former de nombreux Digital Buddies !

Article écrit par Cit'Light

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