Les Civic Tech peuvent-elles sauver la démocratie européenne ?

Écrit le 22 Mai 2019
Numérique Démocratie Fracture numérique

Nous voyons depuis une décennie l’efflorescence de procédés et d’outils numériques appelés « Civic Tech », entrés progressivement dans notre quotidien. Ce terme provenant de l’anglais « Civic Technology » peut se traduire par « technologie citoyenne ». À l’époque de l’open government d’Obama et du hacking embarqué d’Anonymous, serions-nous à l’aube d’une nouvelle révolution rabattant les cartes entre les gouvernants et les gouvernés ou s’agirait-il du dernier bluff d’un système ne parvenant pas à se renouveler ?

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La démocratie participative européenne : 8 millions de signataires, zéro effet législatif ?

Si le titre semble dénoter une mauvaise foi du rédacteur, le slogan nous vient d’un titre reprit de l’excellent blog « Décrypter la communication européenne » animé par un groupe de journalistes et de spécialistes de la communication digitale européenne. Autant dire, pas un groupuscule de souverainiste d’extrême droite en mal de sang de doux et dociles eurocrates du quartier Schuman.

Ce constat est tiré du bilan des 7 années d’existence de l’initiative citoyenne européenne, plus communément appelé ICE dans le jargon des acronymes de l’euro bubble. L’ICE se voulait comme la pierre angulaire d’une démocratie participative européenne, permettant ainsi un droit d’initiative politique à condition de réunir au moins un million de citoyens de l’Union européenne, venant d’au moins un quart des pays membres, invitant la Commission européenne à proposer des actes juridiques relevant de ses attributions. Ainsi, sur sa longue durée d’existence, seules 4 des 48 initiatives enregistrées ont réussi à collecter le million de signatures requis. Le problème étant que d’une part la Commission choisit en début de processus quelle initiative est recevable, et d’autre part c’est encore cette dernière qui décide des modalités de transpositions législatives en fin de parcours. Ainsi, la Commission européenne demeure juge et partie du principal processus de démocratie participative à l’échelle européenne.

Vous me direz : cela pose-t-il un problème ? C’est le cas, et encore, nous n’aborderons pas dans cet article, les obstacles fonctionnels, légaux, politiques qui font de la collecte de signatures un vrai parcours du combattant afin d’espérer recevoir le privilège de soumettre nos doléances à l’exécutif européen.

Allégorie chiffrée de la prise en compte des signatures des citoyens européens par l’institut de recherche BertelsmannStiftung.

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Cependant, le ciel n’est pas aussi ombragé qu’il paraît. En effet, malgré une méconnaissance d’un large public du mécanisme, certains comités citoyens organisateurs vont réussir à tirer leur épingle du jeu. Comme l’ICE « Stop TTIP » qui déborda le dispositif institutionnel, et ce dans une optique de coopération conflictuelle redéfinissant les formes de démocratie participative et de mobilisation des citoyens et du militantisme au niveau européen. Dès lors, serait-il envisageable de dépasser ce cadre cadenassé ? En tout cas, c’est ce que laisse entrevoir certaines Civic Tech comme WeMove.EU, plateforme collaborative qui a hébergé l’Initiative StopGlyphosate ayant recueilli plus 1,3 millions de signatures à travers l’Europe.

La Civic Tech, à la rescousse de la démocratie européenne ?

Mais qu’est qu’une Civic Tech selon l’European Think And Do Tank ?

Plateforme web pour des primaires citoyennes sans partis (laprimaire.org), comparateurs en ligne de programmes politiques (voxe.org), applications pour smartphones pour faciliter les rapports entre élus et citoyens… Les « Civic Tech » regroupent une large catégorie d’initiatives technologiques au service d’une implication plus importante des citoyens dans la vie politique. La définition de ces nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) est encore débattue, étant donné l’hétérogénéité des services proposés : certaines initiatives proposent simplement de nouveaux moyens pour les institutions de connaître la réalité sociale, d’autres souhaitent œuvrer pour une démocratie où le citoyen devient un contributeur actif au processus de décision politique, quand d’autres encore plaident pour des modèles de gouvernance radicalement différents. (source)

Les Civic Tech peuvent donc amplifier certains mouvements citoyens. Cependant, si l’ICE StopGlyphosate a bien recueilli le fameux million de signatures, ses trois demandes (interdire les pesticides à base de glyphosate, réformer le système d’évaluation des pesticides, fixer à l’échelle de l’UE des objectifs obligatoires de réduction de l’utilisation des pesticides) attendent toujours une réponse claire et favorable de la Commission. Ainsi, les Civic Tech et plus généralement le discours portant sur la digitalisation, ne doivent pas être vu comme un solutionisme absolu des carences de la démocratie européenne. Pour autant pouvons-nous les résumer à un simple clicktivism désaffecté ?

Les Civic Tech européennes, le jeu des quatre familles

Le positionnement des Civic Tech

Une fois ces quelques balises conceptuelles posées, nous voyons que la plupart des Civic Tech s’inscrivent dans deux finalités pouvant se combiner : celle des technologies pour la démocratie et celle du renforcement de l’engagement civique. Pour différencier les quatre familles, nous partirons de la topologie de Clément Mabi, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’UTC de Compiègne et de son article “La vie des Idées”. Selon Mabi, il y aurait deux principaux axes de tension :

  1. Le degré d’institutionnalisation de chaque civic tech, et notamment son degré de proximité avec les pouvoirs publics. C’est-à-dire, le fait de s’inscrire dans une logique de contre-pouvoir (critiques externes et réformateurs internes ou à l’inverse de collaboration avec ces derniers réformateurs externes et « hackers » embarqué).
  2. La volonté de transformation démocratique. Les deux premières familles à gauches de l’axe des ordonnées ont pour objectifs de transformation de la démocratie institutionnelle, c’est le cas des réformateurs critiques et des « hackers » embarqués. Tandis, que les critiques externes et les réformateurs externes visent à donner les outils pour que les citoyens puissent mieux participer à la démocratie institutionnelle traditionnelle.

1. Les critiques externes avec Corporate Europe Observatory

En haut à gauche, Coporate Europe Observatory (CEO) fait partie de la famille des critiques externes. Elles relèvent de la contre-démocratie et cherchent à approfondir la compréhension du cadre institutionnel européen par les citoyens. Les critiques externes traitent en majorité des questions de transparence des arcanes du pouvoir. Pour ce qui concerne CEO, il s’agit d’un centre de recherche basé à Bruxelles. Il travaille sur l’analyse du lobbying des grandes entreprises qui influencent la construction et les orientations des politiques publiques européennes.

Corporate Europe Observatory produit chaque année des publications et des campagnes sur les menaces que ces intérêts représentent pour la démocratie, l’équité, la justice sociale et l’environnement. Par exemple, CEO explique comment l’industrie du plastique entreprend de fabriquer du doute, notamment en jouant sur des éléments clés de stratégie comme la prise d’engagements volontaristes mais vides de substance. Mais aussi des modes d’action plus directs comme opposition pure et simple, ou des contre-expertises. CEO décerne aussi chaque année le prix du pire lobbying. Enfin, l’ONG a également écrit un guide essentiel pour comprendre la lobbycratie à Bruxelles. Nous y apprenons qu’il existe 25 000 lobbyistes, dont 60% sont issus du secteur privé et dépensent 30 fois plus que les ONG et les syndicats réunis.

Dans la famille des « critiques externes », d’autres associations et ONG accomplissent un travail similaire comme European Integrity Watch de Transparency International ou LobbyFacts ou encore VoteWatch qui axe son travail sur les votes des politiques dans les institutions européennes. Il s’agit de la famille la mieux installée dans le paysage institutionnel européen. En effet, leur travail vise surtout à combler l’asymétrie d’informations entre les publics dit faibles et forts. Notamment, concernant le cas des consultations permanentes de la Commission européenne et de sa plateforme « Votre point de vue sur l’Europe » qui profite largement aux acteurs bien installés ou possédant les ressources matérielles et humaines nécessaire afin de se mouvoir dans les méandres de la procédure législative de l’Union.

2. Les réformateurs externes avec l’European Citizen Action Service

En bas à gauche, nous trouvons la famille des réformateurs externe. L’European Citizen Action Service (ECAS) avec d’autres Civic Tech comme Democracy international et l’Initiative and Referendum Institute Europe (IRI) ont créé un centre de soutien pour les organisations et les citoyens désireux de lancer leur propre initiative citoyenne européenne (ICE). Ce service a pour finalité de fournir des conseils et des informations aux organisateurs d’ICE durant tout le processus de l’enregistrement à la transposition législative. On pourrait aussi citer Politix qui a pour finalité de renforcer les interactions entre les décideurs et les citoyens via une plateforme conçue comme une « boucle de rétroaction » entre politiciens et les citoyens. Ou encore, le Comité européen des associations d’intérêt général (CEDAG) qui vise à promouvoir le Statut de l’Association européenne, statut visant à supprimer les obstacles administratifs et financiers pour l’élaboration des organismes à but non lucratif dans l’Union européenne, ainsi que leur accès au dialogue civil européen.

Ces Civic Tech s’inscrivent donc dans une dynamique inclusive, promouvant les consultations et la co-construction de l’action publique en passant par l’éducation civique. Il s’agit de la famille la plus diverse et multiforme, mais ayant pour point commun l’approfondissement de la démocratie institutionnelle.

3. Les réformateurs critiques avec WeMove.EU

Notre troisième famille se trouve à la fois dans la catégorie de la contre démocratie comme les critiques externes mais s’inscrivent dans un mouvement de transformation de la démocratie institutionnelle. Son principal registre d’action est la mobilisation de militants pour faire pression sur les instances européennes. Elle utilise des outils numériques comme les pétitions en ligne afin de créer de larges communautés politiques, et d’imposer leur agenda politique. Comme la campagne StopGlyphosate de la Civic Tech WeMove.EU, la plateforme s’inscrit dans une démarche collaborative, notamment avec des logiciels open source afin de structurer une partie de la société civile. Cette communauté d’activistes compte actuellement plus de 900 000 citoyens mobilisables à tout moment pour faire entendre leur voix à Bruxelles.

4. Les « hackeurs » embarqués avec The Good Looby

En bas en droite, se rassemble des groupes d’acteurs qui jouent à l’intérieur du système mais pour le modifier en profondeur, notamment, en profitant de ses ressources. C’est le cas de l’initiative citoyenne européenne « STOP TTIP » qui malgré son refus d’enregistrement par la Commission européenne continua à récolter 3 millions de signatures. Cette ICE invite la Commission à recommander au Conseil d’annuler le mandat qu’il lui a délivré pour négocier le traité commercial TAFTA. Elle finit par obtenir gain de cause devant le Tribunal de l’Union européenne le 10 mai 2017 qui jugea « que rien n’empêchait, le cas échéant, les institutions de l’Union de négocier et de conclure de nouveaux projets d’accords transatlantiques de libre-échange à la suite de l’adoption par le Conseil des actes qui font l’objet de cette proposition ».

En ce qui concerne The Good Lobby, l’association donne la parole aux intérêts publics sous-représentés en faisant participer plus de citoyens au processus d’élaboration des politiques publiques de l’Union européenne. Elle encourage le partage de compétences et la coopération entre citoyens d’origines, de professions et d’attitudes différentes afin de favoriser une citoyenneté plus affirmée. Dans ce sens, The Good Lobby est aussi un mouvement social visant à transformer les citoyens en lobbyistes citoyens. Ces méthodes sont la vulgarisation des différents canaux de la démocratie participative à travers sa boîte à outils de lobbying que sont les stages et autres formations.

Dans cette famille, on pourrait également citer les ONG ILGA Europe qui défendent les droits de l’homme et les minorités LGBTIQ+ en Europe et en Asie centrale, ou encore ASHOKA qui se présente comme une communauté d’innovateurs sociaux dans tous les secteurs de la société, en transformant chaque individu comme acteur du changement. Si cette dernière famille ne reste pas ou peu développée à l’échelon européen, elle demeure incontestablement intéressante sur les perspectives qu’elle offre au citoyen de pouvoir se former en utilisant et détournant les institutions pour se réapproprier son environnement démocratique.

Les Civic Tech entre promesses et nouveau mirage démocratique

Si le numérique peut faire participer des franges de la population comme les jeunes ayant délaissé les circuits de la représentation politique classique, ces avancées technologiques créent aussi de nombreux effets indésirables comme le creusement de la fracture numérique ou plus simplement le fait d’offrir un solutionnisme technologique mensonger à tous les maux de nos démocraties.

En effet, pour Loïc Blondiaux, sociologue et spécialiste de la démocratie participative, les Civic Tech renferment une promesse sans doute excessive d’un regain de la démocratie par le numérique. Pour ce sociologue tout ne peut se résoudre par les technologies d’autant plus que ces problèmes tiennent plutôt aux relations sociales et aux contextes sociaux eu mêmes. Le numérique prolonge ainsi certaines inégalités alors même que le but même de ces technologies, est de redonner le pouvoir à ceux sur le côté.

Ainsi la [cartographie des laissés pour compte de l’internet] (https://science.sciencemag.org/content/353/6304/1151) publié dans la revue Science en 2016, confirme que la pauvreté et/ou l’éloignement limitent l’accès en ligne et démontre ainsi que le fait d’appartenir à un groupe politiquement marginalisé (minorité ethnique et religieuse). À l’instar de la plupart des outils digitaux, la majorité des civic tech s’adresse donc à un public jeune et urbain privilégié, et ne répondant pas aux besoins des milieux à bas revenus. Si l’Union européenne et notamment dans son nouveau programme « Europe numérique 2021-2027 » veut réellement résorber la fracture démocratique, elle ne pourra pas compter uniquement sur ces solutions numériques. Tout l’enjeu sera dès lors d’octroyer les ressources nécessaires afin de permettre l’inclusion et l’adoption de ces technologies chez les publics les plus éloignés de la matrice européiste, au risque 7 ans après l’ICE d’être encore un nouveau mirage démocratique.

Pour aller plus loin

Sur le fonctionnement de l’initiative citoyenne européenne (ICE):

Sur le fonctionnement des Civic Tech:

Sur la fracture numérique:

Les Civic Tech européennes:

Article écrit par Thibault Koten

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