L’ère du tout numérique : entre fracture et inclusion sociale

Écrit le 27 janvier 2021
Illectronisme Numérique

Force est de constater que depuis quelques mois, nos sociétés ont fait un grand bond en avant dans l’installation durable des nouvelles technologies dans notre quotidien. Pour une fraction de la population, l’adaptation est loin d’être aisée et l’offre croissante de formations en tout genre ne permet pas toujours de s’y retrouver en fonction de ses besoins ou de fournir le béaba en la matière.

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Tous égaux face au numérique ?

Le web a débarqué chez le grand public il y a une trentaine d’années. En plus d’une avancée majeure sur le plan technologique, il y avait un idéal de liberté et d’égalité, à savoir la possibilité à chacun de diffuser et d’accéder aux contenus de son choix. Chaque internaute est donc censé avoir les mêmes opportunités. Le développement de l’internet comme réseau universel a permis d’année en année de créer un lieu commun mondial, consubstantiel à la globalisation d’une économie de marché. Cependant, cet idéal de liberté et d’égalité a laissé place ces dix dernières années à une uniformisation de l’offre de plus en plus marquée par le capitalisme de plateformes (Google, Netflix, …). En proposant un accès au numérique via des plateformes avec la collecte de données personnelles des utilisateurs comme monnaie d’échange, ces géants du web peuvent tirer rente efficacement de la quasi-totalité des secteurs de l’économie mondiale, faisant de ces sociétés, devenues presque incontournables, des gestionnaires en titre de l’offre et de l’accès au contenu numérique.

Ce glissement vers un modèle économique mondialisé a également engendré une profonde mutation de nos modèles de société, nos modes de gouvernance et des rapports sociaux entre individus. Même si la législation actuelle n’impose l’utilisation du numérique à 100 % dans la pratique du quotidien (il existe toujours d’autres moyens de paiement à côté du paiement électronique et il est toujours possible de rencontrer son médecin en présentiel), il n’empêche que l’usage du numérique devient une tendance dans de plus en plus de domaines comme l’e-commerce, le télétravail, les visioconférences, l’enseignement à distance, les démarches administratives, la recherche d’emploi, la gestion des données bancaires, les fournisseurs d’énergie, les soins de santé ou encore les consultations à distance. Cette transformation organisationnelle s’est vue amplifiée avec la crise du COVID-19, où l’omniprésence du numérique s’est vu devenir la norme au nom du sacro-saint principe de sécurité sanitaire.

Les dernières estimations du SPF Économie ainsi que du Gezinsbond pointent pourtant que 10% de la population belge seraient touchés par une « inhabileté numérique, plus communément appelée “illectronisme”¹ » qui se traduit essentiellement par un « manque ou l’absence totale de connaissance des clés nécessaires à l’utilisation ou à la création des ressources électroniques »¹. Il est donc question de compétences d’usage plutôt que d’un accès limité ou inexistant aux outils technologiques (désigné dans ce cas par le terme « fracture numérique »).

Spontanément, la caricature des seniors venant demander de l’aide aux enfants ou petits-enfants pour allumer leur tablette ou smartphone rappelle le manque de familiarité avec les nouvelles technologies de pas mal de personnes âgées. Ils seraient plus de 25% chez les plus de 60 ans et 40% chez les plus de 80 ans¹ à rencontrer des difficultés. Pourtant, une partie importante de la jeune population, bien qu’extrêmement adroite dans les usages récréatifs des technologies modernes, est beaucoup moins à l’aise en matière d’usages “adultes”, c’est-à-dire professionnels de ces technologies. Il est question ici de la création de documents de travail, la maîtrise des codes sociaux en vigueur dans la communication écrite professionnelle ou la création de présentations en format électronique (PowerPoint, …). Au même titre que l’illettrisme ou l’analphabétisme, l’illectronisme fragilise certaines couches de la société par son « côté cumulatif des inégalités : de cette précarité initiale, naissent et se prolifèrent d’autres inégalités.²».

Il est important de noter que ce ne sont pas nécessairement les familles précarisées qui sont touchées par un déficit de compétences en matière de numérique. Comme l’indique le Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique, 39 % de la population présente à des degrés divers des lacunes dans sa maîtrise des usages numériques courants. En 2016, le Gezinsbond précisait ce constat inquiétant en relevant que 40% des Belges ne savent pas employer Tax-on-Web, 50% ne sont pas capables de remplir un formulaire en ligne, 20% ne sont pas en mesure de traiter des mails (envoi et réception) et entre 20 et 30% ne parviennent pas à rechercher des informations sur Internet (actualité, horaires, …).

L’enseignement et la formation continue : deux leviers d’insertion sociale

Plus encore avec la crise sanitaire actuelle , il devient urgent que les contenus de l’enseignement obligatoire voient l’intégration de modules d’éducation à l’information en ligne. Il est essentiel de former les étudiants sur les préceptes de base qu’ils seront amenés à maîtriser dans l’enseignement à distance, à savoir l’utilisation d’outils de traitement de texte ou de tableurs (Excel), la rédaction de mails, la création de capsules vidéo, … Au risque de voir encore se creuser la fracture numérique.

Cependant, la population scolaire ne représente qu’une partie des personnes nécessitant un apprentissage aux nouvelles technologies. Afin de pallier cette carence du 21e siècle, la stratégie politique d’intégrer Bruxelles, conjointement à d’autres pays européens, dans un projet de société hautement numérique met en avant des acteurs institutionnels comme Actiris, qui propose du matériel informatique et un bureau d’aide en cas de soucis d’utilisation. Ce plan vise également à développer un nombre important d’Espaces Publics Numériques, où un maximum de citoyens (d’âge ou parcours tout confondus) peuvent acquérir des compétences numériques de base. Actuellement, plus d’une centaine d’espaces répartis sur l’ensemble des communes bruxelloises accueillent, comme le mentionne le Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique, des profils allant des demandeurs d’emplois, seniors, jeunes, artistes, étudiants, indépendants, femmes au foyer à d’autres publics en décrochage social (NEET³, primo-arrivants ne maîtrisant pas les langues officielles, analphabètes, …). L’aide proposée par ce type d’initiatives communales ou encore associatives est salutaire mais il est évident que cela constitue plus un soutien et ne se substitue aucunement à la mission des services d’intégration sociale.

Un Espace Public Numérique est un lieu d’accès qui permet à un large public, surtout les personnes les plus éloignés comme les demandeurs d’emploi, les seniors, les personnes handicapés, les jeunes, etc… de s’initier à l’informatique et à l’apprentissage d’usages numériques. Nés en France au milieu des années 1990, les EPN ont été créés pour “rompre avec la fracture sociale du numérique. » (Définition de Movilab)

L’asbl WeTechCare propose elle aussi un large éventail de possibilités dans l’accompagnement numérique en Belgique. Elle travaille principalement sur trois volets: sensibilisation, pédagogie et formation. L’association vise dans un premier temps à conscientiser les acteurs du terrain (tout secteur confondus) de l’importance de l’inclusion numérique et de permettre aussi au travers d’un panel large d’outils pédagogiques aux personnes nécessitant de l’aide de se laisser guider entièrement sur chacune des plateformes que l’association met à disposition. En outre, elle propose un accompagnement pour les personnes référentes (des acteurs de terrain en charge de l’éducation au numérique) via diverses formations.

Pour une approche pédagogique de type modulaire, le réseau WebSenior rassemble une série de formateurs favorisant l’autonomie des personnes âgées en matière d’usage internet, ordinateur, tablettes, smartphones etc. Leur approche cible principalement les compétences organisationnelles comme l’adaptation, prioritiser les tâches, le travail d’équipe (les “soft skills” dans le monde anglo-saxon) et le développement personnel. Des bilans de compétences sont réalisés ponctuellement afin de réajuster le dispositif pédagogique. Les formations sont personnalisées, axées sur les centres d’intérêt, habitudes, valeurs, rythmes de chaque apprenant. Contrairement aux autres initiatives, ces formations nécessitent un certain budget.

Le droit au numérique: un continent à explorer ?

Nous l’avons vu précédemment, les alternatives sont nombreuses pour pallier au handicap numérique et ont toute leur utilité dans notre quotidien fait d’actes nécessaires comme par exemple le vote. Les Civic Tech, populaires dans le monde anglo-saxon, privilégient quant à elles la mobilisation civique des citoyens dans le processus démocratique. L’obstacle majeur réside encore et toujours dans la représentation équitable des besoins de chaque groupe social. Les franges de la population plus jeunes, éduquées et urbanisées se reconnaîtront plus facilement dans ce nouveau mode de représentation politique, alors que les groupes marginalisés, avec des capacités d’adaptation plus réduites face à l’essor des avancées technologiques se verront laissés pour compte, voire peut-être à terme effacés des processus électoraux.

Si l’issue de la crise sanitaire liée au COVID 19 demeure encore incertaine, le décrochage numérique, lui, ne disparaîtra pas en un clic et continuera d’impacter durablement un nombre toujours plus croissant d’individus. Dès lors, il serait intéressant d’orienter la réflexion vers l’élaboration et l’approbation d’un texte législatif garantissant un accès au numérique à l’ensemble de la société et sanctionnant des dérives discriminatoires, comme sur le marché du travail par exemple. Comme le dit Racho Jalma: « *Dans ce sens, un véritable droit au numérique pourrait être une piste de travail sociétal sur cette question, car les TIC et Internet prennent et prendront toujours plus d’espace et d’importance dans la société, et seront sources en soi d’inégalités tant pour la part de ceux qui n’y jamais accédé qu’aux initiés qui ne savent pas les utiliser à bon escient et dans leur intérêt. »

Pour aller plus loin

Sur l’accès au numérique :


¹ Boucher, P., Cochez, F. « Les pouvoirs publics doivent aider les victimes de l’illectronisme », La Libre, 9-10-19.

² Dunker, V. « Pallier l’illectronisme par le numérique », Lettres numériques, 26-7-19.

³ NEET est une catégorie sociale de personnes (la plupart du temps des jeunes) inactives. Elle signifie “ni étudiant, ni employé, ni stagiaire”.

⁴ JALMA, Racho “De la personne handicapée à la personne augmentée : quel(s) droit(s) pour quelle humanité ?”, Travail de Fin d’Etude, 2020, p.22

Illustrations par Claire Courtois.

Article écrit par D. Reynaert

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