Zoom sur la Goutte d’Or : La coopérative alimentaire populaire

Écrit le 19 mars 2021
Coopérative Alimentaire Zoom Sur

Masqué par l’inexorable efficacité des chaînes logistique, il est souvent facile dans la vie urbaine d’oublier toutes les mains par lesquelles nos denrées les plus fondamentales sont passées. Dans ce sens, Cit’Light a interviewé la première coopérative alimentaire autogérée de Paris. Retour sur leur fonctionnement coopératif et sur leurs activités qui remettent le producteur en lien direct avec le consommateur.

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Peux-tu présenter la genèse du projet de la coopérative alimentaire de la Goutte d’Or ?

Notre coopérative autogérée est née il y a 6 ans, d’un groupe de personnes qui étaient en Association pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP). Une AMAP, c’est un collectif qui se regroupe en association et qui passe un contrat avec un maraîcher pour des livraisons de paniers de denrées alimentaires chaque semaine. Généralement cela se fait sur une durée prédéterminée, par exemple pour un an ou deux en discussion avec le producteur. Les instigateurs de la Goutte d’Or habitaient le 18ème à Paris, dans le quartier de… la Goutte d’Or, quartier populaire qui est en train de se gentrifier lourdement. Dans les propositions en panier AMAP il n’y avait que des légumes, hors l’envie d’avoir une offre complémentaire est venue. Quelques personnes de ce groupe se sont dit « Pourquoi ne ferait-on pas une coopérative ? ». Cette coopérative construirait alors des rapports directs avec les producteurs, sans passer par les plateformes ou d’innombrables intermédiaires. Mettre tout ça par écrit a mis plus d’un an !

Mais une fois l’idée proprement exprimée, il a été possible de fédérer des personnes autour de ce projet. À ce moment-là le projet de boutique n’était pas encore pensé mais a émergé naturellement après quelques mois. Tout s’est mis en place quand on a eu l’opportunité qu’un caviste local nous loue son emplacement sous forme d’un « bail précaire », c’est-à-dire un bail sur quelques mois. L’idée était de poser des jalons et des objectifs conformes à notre coopérative : il n’y avait pas de salariés, le fonctionnement devait être participatif, sans intermédiaire. Il est clair que le prix du loyer allait avoir un effet sur le prix des marchandises, mais la répercussion n’a pas été très handicapante.

L’idée était de poser des jalons et des objectifs conformes à notre coopérative : il n’y avait pas de salariés, le fonctionnement devait être participatif, sans intermédiaire

Lors de ces premières réflexions autour du fonctionnement de la boutique, les coopérateurs s’étaient dit qu’ils ne voulaient pas des produits étiquetés « bon marché ». Les produits frais comme les légumes allaient de fait être moins chers qu’en supermarché étant donné que la marge est beaucoup plus basse, mais il fallait aussi une certaine diversité pour que les gens puissent s’y retrouver. On tablait sur 20% de marge pour le frais, et 10% pour les produits secs. Cela permettait de payer le loyer et les charges inhérentes au fonctionnement de la boutique. Au départ de ce système les trois coopérateurs ont mis un peu d’argent de côté pour avoir du fond de caisse et payer les premières factures, évidemment dans un premier temps il fallait rembourser cet argent. Les trois instigateurs ont réellement commencé avec rien.

La difficulté au début était que les produits devaient être bios et locaux d’Île de France et la production de la région est assez basse à l’exception des légumes et des œufs. Cependant comme on se voulait généralistes il y avait certains impératifs comme s’approvisionner en viande bio, mais cela s’est avéré compliqué d’en trouver car la production locale était saturée. On a dû alors faire appel à des producteurs externes à la région. Le lien avec Bio Île de France nous a permis alors de regrouper les commandes pour ne pas être les seuls destinataires des livraisons.

Nous sommes restés un an dans ce local, il fallait ensuite trouver un local plus grand, fonctionnel, et dans des gammes de prix relativement correctes. Mais à Paris, des prix corrects, il n’y en a pas ! Il a fallu faire appel à la mairie qui gère des contingents d’appartements et de locaux avec des bailleurs sociaux, pour qu’on puisse faire une demande d’emplacement qui puisse nous convenir, surtout financièrement. Il a de nouveau fallu près d’une année pour trouver un endroit qui convenait. Une fois trouvé, le bâtiment conforme à nos attentes était abandonné depuis des années et il fallut donc le remettre à neuf.

Peux-tu revenir sur le lien qu’il peut y avoir entre un quartier, une communauté et un magasin ?

L’ancrage dans le quartier se faisait déjà au travers du nom : « coopérative alimentaire de la Goutte d’Or ». On souhaitait privilégier les rapports de proximité entre coopérateurs, ce qui mène toujours à des solidarités. Avoir l’identité du quartier dans le nom c’était aussi pour que les gens s’y retrouvent, qu’ils se sentent appartenir à un lieu. La Goutte d’Or, c’est un quartier extrêmement mixte, avec beaucoup de brassage de population, par exemple la population africaine que nous voyons peu dans notre magasin. Notre offre n’est pas très adaptée à cette population qui a ses habitudes et dont l’offre est déjà largement remplie. On a eu quelques exceptions, mais cela reste peu effectif. Le fonctionnement participatif lie les clients et les gens qui gèrent le magasin, ça crée vraiment du lien dans la communauté. Le magasin devient un vrai lieu de rencontres !

Quels est le lien entre les pouvoirs publics et votre coopérative ?

On était parti du postulat qu’il ne fallait surtout pas demander d’aides publiques. La seule subvention qui nous a été proposée est celle des travaux du nouveau local. Pour cela, nous sommes passés par une entreprise d’insertion. Donc non, pour le fonctionnement du magasin nous n’avons aucune aide publique. L’idée est vraiment d’avoir le moins de liens possibles avec un organisme de tutelle qui pourrait nous imposer quelque chose. Évidemment, il faut respecter les normes alimentaires et de sécurité, mais c’est le seul lien avec l’état. On a aussi des obligations, en tant qu’association, sur le versement de la TVA par exemple.

Comment vous positionnez-vous par rapport à une logique de marché ? Non lucrative, non redistribution de bénéfices, ou « non bénéfice et non redistribution », ou lucre pur ?

Je vais répondre en deux points :

  1. Quand on décide de travailler avec un producteur, on part du principe qu’on ne négocie rien au niveau des prix. Si on accepte des tarifs au départ, on ne fera pas de négociations à la baisse. On veut trouver avec le producteur le prix juste pour lui, pour qu’il ne se retrouve pas en difficulté.

  2. Comme on ne souhaite pas faire de bénéfices, il ne peut pas y avoir de redistribution des bénéfices. À la fin de l’année, on cherche l’équilibre pour assurer la pérennité du projet.

Une des idées, dès le départ, était vraiment de n’inclure personne dans le salariat. Le seul aspect que l’on souhaite externaliser est la comptabilité, et à terme l’entretien du site internet. Cela se fait avec notre marge, ainsi que parfois des appels de fonds aux coopérateurs.

Une astuce qu’on a trouvé pour alléger la logique de marché est de faire des « chèques différés » : nos clients peuvent mettre sur une caisse de l’argent en prévision de leurs futurs achats. Ils peuvent ensuite venir faire leurs courses sans prendre leur portefeuille, et cela nous fait une trésorerie.

Peux-tu nous en dire plus sur la dimension sociale du projet ? Il y a trois axes principaux sur la question de la solidarité :

  1. Nous avons une étagère sur laquelle on place des produits que les gens achètent en avance, et qui sont disponibles pour des personnes qui ont peu de moyen. C’est sur le modèle des cafés suspendus.

  2. On participe avec des associations aux petits déjeuners solidaires en direction des migrants, une fois par mois. On fait appel soit à des producteurs qui sont en partenariat avec nous, soit à des coopérateurs, afin d’être approvisionné en nourriture et autres besoins matériels.

  3. Dans l’adhésion, depuis cette année, on a demandé de rajouter 5€ (en plus des 30€ de base des années précédentes) pour financer nos actions solidaires. Notons que pour les personnes qui seraient au chômage, étudiants ou simplement qui n’ont pas les moyens, l’adhésion est à 6€.

Comment se passe le transport de marchandise vers le magasin ?

Comme je l’ai évoqué pour la viande, on s’assure que les partenaires producteurs ne viennent pas que pour nous. Aussi, on travaille en collaboration avec une épicerie fine, l’Épicerie des Environs, avec qui on a des producteurs en commun. On passe toutes nos commandes ensemble. Cela permet de mutualiser les transports. On a pour le moment peu de liens commerciaux avec d’autres boutiques.

Aussi, on a décidé de soutenir un projet de transport fluvial. Il y a une péniche qui s’appelle « Flotte de Liens », au sein duquel il est possible de faire des partenariats avec certains producteurs qui viennent du sud de la France et qui remontent 3 fois par an sur Paris. Le transport fluvial coûte plus cher, mais cela fait partie de l’éventail de l’offre qu’on peut avoir pour les produits.

Comment fonctionne votre structure et comment votre logique de gouvernance se décline-t-elle ?

Parce que c’est obligatoire au niveau législatif, on a des représentants légaux nommés par une assemblée générale annuelle. Il faut théoriquement un président ou une présidente, et un trésorier ou trésorière. On a fait le choix de faire un poste de président(e), plus les adjoints, et un poste de trésorier(e) plus les adjoints. Il y a donc 6 personnes qui représentent l’association au niveau légal. Quand il doit y avoir des liens avec les autorités administratives, ce sont eux qui se déplacent.

Après, il y a un fonctionnement en groupes pour les tâches de fonctionnement du magasin. Moi-même je fais partie du groupe « approvisionnement », mais il y a aussi un groupe qui gère les liens avec les producteurs, un groupe « finance » qui paye les factures et fait le bilan annuel, etc. Il y a une équipe qui s’occupe de la tenue de la boutique : chaque fois qu’il y a une ouverture de la boutique, il y a un référent qui va tenir la boutique pendant le créneau horaire avec des coopérateurs qui se sont inscrits sur un outil en ligne et qui viennent lui prêter main forte. Il y a ensuite un groupe « ménage », car il y a évidemment des obligations sanitaires. Après chaque permanence, il y a des coopérateurs qui se mobilisent pour le ménage, et tous les trimestres il y a un grand ménage qui se fait, avec une dizaine de bénévoles qui viennent aider. En plus, le groupe « solidarité » s’occupe des produits solidaires et de l’étagère des cafés suspendus. Finalement, le groupe « communication », qui s’occupe… de la communication !

On a des personnes qui travaillent dans plusieurs de ces groupes, et d’autres dans aucun et ne font que des permanences. Il y a obligation de faire au moins 8 permanences par an pour chaque coopérateur, c’est-à-dire un peu moins d’une permanence par mois. Le magasin n’est ouvert que le mardi soir, mercredi matin, vendredi soir et samedi matin, car on manque de référents boutique pour ouvrir plus. On fait parfois des ouvertures exceptionnelles, par exemple si on a des invendus.

Pour le mot de la fin, quelle est votre actualité ?

Notre prochaine assemblée générale aura lieu en septembre, car elle n’a pas pu avoir lieu plus tôt et on essaye toujours que ce soit un moment convivial. On ne cherche jamais à recréer notre projet autre part, mais on accueille les personnes externes pour observer notre fonctionnement et on encourage à ce qu’ils reproduisent chez eux, à leur sauce. Aujourd’hui, on a des tas de gens qui montent des coopératives et certains viennent nous voir, mais ça ne veut pas dire que notre modèle fonctionnerait de la même façon autre part.

Article écrit par Cit'Light

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