Le financement participatif : un business comme un autre ?

Écrit le 17 octobre 2020
Économie Financement participatif

Le crowdfunding, ou financement participatif, est en plein essor depuis une dizaine d’années. Ce moyen de financement qui tient ses origines du mécénat et du système de souscription est devenu un jalon incontournable pour le lancement de nouveaux projets culturels et technologiques. Revenons sur son origine avant de nous questionner sur son futur.

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Le mécénat du 21ème siècle

Le concept de crowdfunding est loin d’être novateur. En effet, il s’apparente au mécénat (le fait d’aider et de promouvoir des arts et des lettres par des commandes ou des aides financières privées, Wikipédia) et plus particulièrement aux systèmes de souscription (l’engagement pris par un particulier de fournir à une date convenue une somme d’argent pour le financement d’une œuvre, d’un emprunt, d’une assurance ou d’une entreprise en cours de préparation, Wikipédia), deux concepts prédatant Internet. En 1884 par exemple, après un refus du congrès américain de financer le piédestal de la statue de la liberté, Joseph Pulitzer initie une campagne de souscription qui récoltera plus de 100.000$, financé par plus de 125.000 personnes, une sorte de crowdfunding avant l’heure.

Annonce de Pulitzer pour récolter les fonds en vue de la construction du socle de la statue de la liberté.

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Le crowdfunding moderne apparaît quant à lui à la fin du 20ème siècle, avec comme facteur crucial la démocratisation de l’accès à Internet qui permet un accès direct à une communauté élargie et sans limite géographique. Adrien Aumont, co-fondateur de la plateforme française KissKissBankBank, parle alors d’une « finance directe » à l’instar d’une « démocratie directe » où les citoyens injectent leur argent dans l’économie réelle en fonction de leurs affinités. Est-ce que le crowdfunding est un moyen de financement équitable et accessible à tous ?

Le crowdfunding, un champ à part entière ?

Il existe différents modèles liés au crowdfunding : basés uniquement sur le don avec ou sans contrepartie, sur base d’un investissement (crowdinvesting) comme cela a été le cas pour Konligo que nous avons interviewé ou d’un prêt (crowdlending) et chaque modèle peut lui-même être subdivisé en fonction de nombreux facteurs. La lucrativité des plateformes − qui génèrent plus de 30 milliards de dollar par an − résulte en effet en une explosion de l’offre : il existe aujourd’hui plus de 600 plateformes, chacune souhaitant se détacher des autres plateformes afin de toucher une niche précise de projets.

Il est alors ardu de caractériser précisément le crowdfunding. Onnée et Renault le définissent de façon générale comme consistant « pour un porteur de projet à avoir recours aux services d’une plateforme de financement afin de proposer un projet auprès d’une communauté de contributeurs qualifiés de soutien en échange éventuellement de contreparties préalablement définies ».

Derrière le succès d’une campagne : love money et capital social

Dans une étude de l’observatoire ALPTIS de la protection sociale intitulée « Le crowdfunding : mutation ou mirage pour l’entrepreneuriat », Jérémy Vachet et Arnaud Poissonnier se sont renseignés sur les facteurs de succès d’un projet, en particuliers sur le public qui participe au financement. L’élément principal qui en ressort est que la « love money », l’argent des proches, est en fait le principal contributeur aux projets. L’exemple de Kisskissbankbank, interviewé dans l’étude, est révélateur : 99% des inscrits n’ont financé qu’un seul projet. Le but d’une campagne de crowdfunding ne serait donc pas tellement de toucher un public large, mais plutôt de capter suffisamment d’attention parmi ses proches.

Un autre aspect majeur de succès d’une campagne de financement participatif est le capital social et culturel détenu par les porteurs de projet, c’est-à-dire leur potentiel de toucher un public large, et d’avoir accès à un ensemble de compétence. En effet, il est nécessaire de communiquer sur le projet à une audience étendue et variée, mais il est nécessaire d’avoir un panel de compétences assez large pour réaliser la campagne. En effet, la stratégie de communication mise en œuvre sera cruciale et l’aide de toute personne de son cercle proche pouvant mettre à disposition gratuitement des compétences en montage vidéo, marketing ou community management sera la bienvenue. L’importance du capital social est confirmé par exemple par une étude sur l’utilisation du crowdfunding par les médias entre 2010 et 2015 qui montre que les acteurs dominants − disposant d’un capital social élevé − sont favorisés. Peu d’études se sont intéressées au profil des porteurs de projet, mais cela laisse à penser que les publics faibles restent sous-représentés, et qu’on resterait donc dans un cadre de business social assez classique.

Au delà des succès, le crowdfunding permet de tester son projet et de le faire connaître

Bien que le but premier d’une campagne de crowdfunding est de financer un projet concret, réaliser une telle campagne peut avoir un impact à d’autres niveaux qui dépasse le simple succès de la campagne. Principalement, cette pratique permet de confronter son projet à un public réel : cela permet de tester l’intérêt pour le projet en question mais aussi d’interagir avec celui-ci pour obtenir des suggestions qui peuvent orienter la direction du projet et ainsi influencer son succès. L’effort de communication nécessaire permet aussi au projet et à ses porteurs de se faire connaître et donc d’augmenter son capital social et celui du projet, en vue de réussir une campagne future. Finalement, Onne et Renault notent aussi une volonté des porteurs de projet de s’extraire des circuits de financement et de distributions traditionnels : cela permet de mettre en place des circuits courts en touchant son public directement, de tirer une marge de profit plus élevée pour les créateurs, mais aussi de gagner en crédibilité… pour parfois pouvoir se retourner vers des méthodes de financement classiques par la suite. Le financement participatif peut aussi avoir un impact négatif qui délégitimise les porteurs de projet dans les cas où des projets financés ne voient pas le jour, et c’est une question centrale sur laquelle les plateformes se penchent : comment s’assurer qu’un projet financier soit mené à bout ?

Le futur du crowdfunding

Plus de 10 ans après la création des premiers acteurs majeurs tels que Kickstarter (créé en 2009) et Indiegogo (créé en 2008), l’importance du financement participatif dans l’économie d’aujourd’hui est claire : en 2017, c’est plus de 34 milliards de dollars qui ont été injectés dans des campagnes de crowdfunding. Est-on en passe de voir le financement participatif devenir une nécessité pour l’économie de demain ?

Tout d’abord, il y a actuellement une vague de professionnalisation des campagnes de financement, voulue par les plateformes elles-mêmes. Une campagne qui aura été coachée aura en effet plus de chance de succès et c’est ainsi gagnant-gagnant pour les porteurs de projet et la plateforme. Pour lancer un nouveau projet sur la plateforme française Ulule par exemple, il faut d’abord pitcher son projet et se faire accompagner lors de sa création, pour rendre le projet « vendable ». On assiste donc à une normalisation des pratiques, tout en s’éloignant d’un des principes initiaux qui visait à rendre finançable des projets qui ne le seraient pas par les moyens économiques classiques. Quel serait alors l’atout du crowdfunding à partir du moment où il sera nécessaire de convaincre une plateforme de la viabilité du projet ? Et cela ne serait-il pas désavantageux pour les projets particuliers et peu connus − qui sont l’argument de base de l’existence du financement participatif ?

On peut aussi se questionner quant aux types de projets qui s’orientent vers un financement − parfois partiel − par les citoyens. En 2014, le maire de Yèbles en France a récolté 44.000€ au travers d’une plateforme de crowdfunding pour financer la reconstruction de l’école primaire de la commune, faute de moyen public. Ce type de crowdfunding s’apparente au crowdfunding civique, définit comme « une branche du crowdfunding grâce à laquelle les citoyens, en collaboration avec le gouvernement, financent des projets au bénéfice de la communauté ». Si ce type de financement peut être justifié en cas d’urgence, avec ici pour cause l’État providence mis à mal ces dernières décennies, il convient d’être prudent de ne pas substituer l’allocation de fonds publics par le financement participatif.

L’aspect complémentaire du financement participatif aux fonds publics est aussi traité dans l’article « Le financement participatif, une alternative à la politique culturelle ? » Les auteurs s’interrogent si le financement participatif pourrait être facteur d’une plus grande démocratisation de la culture. Historiquement, le financement participatif a permis, à une époque où les aides publiques à la culture étaient minimes, plusieurs innovations sociales (hôpitaux, écoles, théâtres, musées). Les raisons de ces succès sont similaires à ce que l’on voit aujourd’hui avec les plateformes de crowdfunding : il était nécessaire de pouvoir se connecter à la communauté. Plutôt que de substituer les fonds publics par le financement participatif, les auteurs proposent alors une solution complémentaire au travers de subventions conditionnées, telles que le fait de doubler les revenus obtenus au travers du crowdfunding. Cela « pourrait accroître l’effort des porteurs de projet et rendre plus efficace chaque euro public investi. » Notons aussi l’observation faite que le financement participatif permet une revalorisation du coût de l’accès à la culture, dans un monde où le « tout gratuit » devient omniprésent. Mais cela pourrait même aller au-delà : le financement participatif permet une production de culture populaire, complémentaire à la culture déjà existante, aspect qui n’est pas pris en compte par les politiques publiques.

Pour conclure, le financement participatif est loin d’être novateur, mais avec la démocratisation de l’accès à l’Internet, c’est un domaine en pleine expansion. Il semblerait cependant que le crowdfunding, en phase de professionnalisation, tend à s’ancrer dans l’entrepreneuriat classique. Cela se fait au détriment d’une pluralité dans les projets : les projets les plus connus, ou qui ont des porteurs à grand capital culturel se trouvent être ceux financés. On retrouve même des projets qui viennent pallier aux manquements des financements publics, bien loin de l’idéal pour le contributeur de financer des projets novateurs et qui ne verraient pas le monde dans l’économie classique. Finalement, il existe des solutions qui dépassent le cadre du financement participatif de projets ponctuels, et qui proposent plutôt de financer un collectif. C’est par exemple le cas d’OpenCollective, qui permet à un collectif de lever des fonds auprès de leur communauté (de façon ponctuelle ou mensuelle, au désir des financeurs), et propose un ensemble d’outil pour gérer la dépense de ces fonds de manière transparente.

Pour aller plus loin

  • Quelques plateformes de crowdfunding pour des projets à impact sociaux : Crowd’In, Growfunding, Teaming
  • LITA.co, une plateforme de crowdinvesting à impact
  • Le livre « Financement participatif. Les nouveaux territoires du capitalisme. » Ballarini, L., Costantini, S., Kaiser, M., Matthews, J., & Rouzé, V. (2019).
  • Le livre « Crowdfunding: la face obscure du rêve: Au-delà des promesses, il y a le côté sombre de la force: les problèmes, les pièges, les périls des plateformes. Au final, qui y gagne? Qui y perd? » Edipro.Robyn, C. A. (2017).
  • L’article « Le financement participatif, une alternative à la politique culturelle ? » de Lluís Bonet, Eva Sastre, dans Nectart 2016/1 (N° 2), pages 121 à 129
  • Le podcast « Les dessous du financement participatif » de France Culture, du 26 juin 2017.

Article écrit par Quentin Stiévenart

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