Ensemble #4: Enseignement à domicile : logiques, limites, perspectives

Écrit le 10 avril 2020
Ensemble Environnement Économie

Peu de Belges auraient imaginé un scénario de fin du monde tel qu’on le vit actuellement avec l’épidémie de COVID-19. Quasi tous les restaurants, hôtels, bars et compagnies aériennes sont (partiellement ou totalement) à l’arrêt. Même si ce scénario aurait pu être pire, il reste néanmoins terrible. La mise en quarantaine de la moitié de la population pose question : est-ce que le télétravail temporaire que nous réalisons va changer de manière durable notre perception des journées de travail ? Le télétravail va-t-il rester ancré dans nos habitudes bien après la fin de cette situation sanitaire préoccupante ?

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Face à l’érosion progressive de l’enseignement public, de plus en plus de citoyens se demandent à juste titre si le fait d’être présent physiquement en classe fait une réelle différence avec les cours en ligne. Sur base de notre expérience dans l’enseignement, la première partie de cet opinion vise à présenter les avantages et inconvénients de l’enseignement à distance.

Avec le développement des nouvelles technologies dans les institutions académiques, de plus en plus d’écoles proposent un « accès libre » à des plateformes. Certains de nos élèves ont reçu un questionnaire sur l’accès Internet avec des questions comme « Dois-tu partager l’ordinateur familial ? » ou encore « Comment est la connexion Internet ? » L’impossibilité d’accéder à internet reste un problème majeur. Après avoir passé en revue certains résultats globaux, la deuxième partie s’intéresse aux groupes socio-économiques défavorisés et leurs difficultés à rester en course dans le réseau des technologies digitales. Dans la partie discussion, nous proposerons quelques modestes pistes d’amélioration.

L’enseignement à distance est-il une forme d’enseignement à part entière ?

Pendant que certains s’adaptent avec une certaine difficulté au télétravail, l’engouement pour les cours en ligne est porté par les défenseurs du télétravail. Bon nombre d’étudiants – dont ceux à mobilité réduite – ont besoin de cours à distance simplement parce qu’ils ne peuvent pas accéder à des curriculums complets dans l’enseignement traditionnel. D’autres tentent d’échapper à la rigidité des cours en présentiel. Ils prétendent que les gens s’épuisent à se déplacer jusqu’au travail et que cela leur laissent in fine peu de temps pour eux ou pour se consacrer à leur famille. En ce sens, la flexibilité offerte à distance est considérée comme un fameux avantage.

De plus, les spécificités de la compréhension de chacun peuvent être prises en compte via l’enseignement à distance. Chaque étudiant aborde la matière de manière très personnelle, avec sa perception et son rythme. Si certains étudiants ne comprennent pas quelque chose, il se peut, étant troublés par le reste du groupe, qu’ils ne demandent pas aux enseignants de les guider pour trouver la solution. Ce problème est résolu avec l’enseignement à distance, même si on sait que ce mode d’enseignement ne leur permettra pas de développer une certaine aisance face à un public en live.

L’interaction des cours en ligne comporte des codes spécifiques de communication. Puisque la communication n’est pas en live, certaines compétences difficilement acquises, comme le travail de groupe entre étudiants, se trouvent être mises entre parenthèses. Sans la participation en direct des bénéficiaires, le cours perd très clairement une dimension de contenu et émotionnelle.

En effet, l’interaction avec un professeur en direct dégage une ambiance unique. Aussi, il est compréhensible que certains étudiants ne privilégieront pas ce type de format.

On considère que l’enseignement suivant son propre rythme nécessite une discipline de fer. En effet, une flexibilité excessive peut rompre avec le rythme de travail d’étudiants qui ne parviennent pas à réaliser les tâches sans la présence d’un « pion ». D’un point de vue médical, un mode de vie équilibré (sport, alimentation saine, sommeil régulier, etc.) est essentiel pour éviter de mauvaises habitudes (grignotage, aller se coucher tard, procrastiner, passer sa journée en pyjama, la boisson à outrance, etc.) ou des maladies graves (problèmes de vue, scoliose, surpoids ou cancer du foie). Un autre facteur qui éveille la réticence de nombreux professeurs à s’engager dans les classes en ligne est la charge de travail et l’épuisement professionnel. Visiblement, il semble que la frontière entre la vie professionnelle et privée soit tenue pour les télétravailleurs. Au travail de planification s’ajoute une collaboration avec de nombreux professionnels de l’informatique ainsi que un travail substantiel pour acquérir les compétences nécessaires pour maitriser les technologies digitales.

En ce qui concerne l’enseignement à distance, l’information est fournie de manière précise, sans digressions. Une seule vidéo suffit et les étudiants suivent le cours une seule fois. Le contenu est disponible si nécessaire. Pour le feedback, cela reste mitigé. Même s’il est rendu rapidement par les élèves, les professeurs ne peuvent pas répondre aux questions en direct, ce qui peut handicaper certains étudiants dans leur compréhension future de la matière. Ensuite, il y a le problème de triche durant les épreuves en ligne qui n’a toujours pas été résolu. Les stages sont également un autre aspect du programme d’étude qui ne peut se réaliser en télétravail. On ne peut construire un bâtiment depuis son salon ou opérer quelqu’un via Teams.

Il est clair que la qualité de nos cours souffrira grandement du confinement. Contrairement à la Flandre, la Wallonie et sa ministre de l’éducation insistent sur le fait que « […] dans un souci d’assurer une égalité devant les apprentissages, les travaux ne peuvent en aucune manière porter sur des apprentissages qui n’ont pas été abordés préalablement en classe ; ils doivent s’inscrire dans une logique de remédiation-consolidation-dépassement. »¹ Il semble évident que les professeurs ne pourront pas couvrir de manière approfondie l’ensemble de leur programme, au détriment des élèves de l’année suivante. Cependant, un cours adapté avec des points bien définis de matière nouvelle se rattachant aux connaissances préalables et une prise en compte des élèves plus faibles peut permettre de continuer à avancer dans son cours selon les objectifs du programme. Du point de vue des élèves performants, cette recommandation sonne comme une éloge du nivellement par le bas. De plus, cet argument d’égalité entre étudiants semble être tronqué. Nous y reviendrons dans le point suivant.

D’un point de vue économique, l’enseignement public reste sans aucun doute moins cher que les offres de cours dans différents niveaux d’enseignement sur le marché car les étudiants bénéficient d’infrastructures pour l’apprentissage mais à leurs frais. La question de l’égalité refait surface. Il est intéressant de noter que le besoin d’un espace de classe adapté génère une série de dépenses. Si on pouvait remplacer le temps de trajet, cela pourrait nous permettre de faire des économies de carburant et d’alléger le traffic.

Comme le mentionnait La Libre, les gouvernements ont amélioré considérablement les outils de surveillance des masses avec comme raisons la sécurité et, plus récemment, la protection sanitaire.² Avec l’arrivée des ordinateurs, webcams et autres nouveautés, la technologie s’est invitée insidieusement dans notre quotidien, influençant l’interaction des gens avec leur entourage. Notre période de confinement a par exemple réveillé l’angoisse de manquer (fear of missing out), cette crainte de se faire exclure et de toujours devoir prouver que l’on existe.

Les exclus de la société connectée

Nous l’avons déjà indiqué précédemment, l’accès aux infrastructures technologiques est problématique chez les étudiants. L’internet doit de rester une ressource mondiale non discriminante et accessible à tous. Une experte indépendante des Nations Unies soulignait le 18 mai 2012 que Internet ne devrait pas être divisé en sphères nationales et devrait être protégé de toute appropriation monopolistique, qui pourrait réduire les espaces publics où les acteurs interagissent en tant qu’égaux³. Les Nations Unies indiquent que seulement 3.2 milliards sur 7.3 milliards de personnes dans le monde sont connectées, abandonnant le reste dans le néant technologique. Des chiffres identiques ont été rapportés en France : « rappelons aussi ces données de l’Insee sur la fracture numérique évoquée plus haut : 71 % des familles les plus modestes sont équipées en ordinateur contre 91 % au sein des 20 % les plus aisés. Plus que jamais, dans un contexte de confinement où le numérique devient le principal canal d’échanges, l’équipement des familles en la matière est décisif.* »

Même avec le meilleur équipement, la différence entre classe aisée et minoritaire est énorme : « Dans les milieux défavorisés, les enfants disposent de moins d’espace et sont donc susceptibles d’avoir plus de difficultés à travailler dans le calme. »

« Et, contrairement aux familles disposant d’un jardin ou d’une cour privée, les enfants vivant en appartement n’auront que très peu d’opportunités pour sortir. Aussi, même s’ils avaient le même accès matériel aux ressources pédagogiques – ce qu’ils n’ont pas bien sûr – les parents de bas statut socioéconomique auraient plus de probabilités de rencontrer des difficultés pour suivre le travail scolaire de leurs enfants. Ils sont moins familiers avec l’arbitraire culturel de l’école, ce qui risque de les mettre en difficulté dans l’accompagnement aux devoirs. »

A l’inverse, lorsque la ministre rédigea sa circulaire sur l’enseignement à distance, elle semble contrer les bénéfices d’une formation interpersonnelle de qualité. « Il serait donc interdit pour l’enfant de continuer à apprendre hors de la classe. » Il ne peut PAS apprendre de nouvelles choses. Cette interdiction se fait dans un esprit bien intentionné d’égalité. Nous voilà de retour vers cette mauvaise habitude du nivellement par le bas : cessez d’apprendre, de peur que vous appreniez plus que d’autres. Cette injonction est absurde, car les familles ne la suivront pas. Il suffit de voir à quelle vitesse les rayons parascolaires se sont vidés dans les librairies et l’explosion des cours particuliers sur Skype et autres. Cette injonction est injuste, car elle va creuser les écarts entre ceux qui peuvent trouver un soutien alternatif à l’école et ceux qui ne le peuvent pas, « abandonnés » par notre école. Poussé jusqu’au bout, cet égalitarisme primaire appliqué à l’ensemble signifie que l’on doit cesser de se soigner, de peur de se soigner plus que d’autres. On doit cesser de travailler, de peur de travailler plus que d’autres. On doit cesser de se former, de peur d’être mieux formé que d’autres. Cette conception de l’égalité méconnaît le sens profond de la valeur d’égalité. L’égalité porte sur la mobilisation des ressources en faveur de ceux qui en ont moins, sur le soutien au déploiement de leurs capacités, et ne se confond pas avec l’affaiblissement des standards de réussite. Nos étudiants ont besoin de développer leurs compétences et la relation avec l’enseignant est essentielle. L’enseignement à distance doit rester une opportunité pour tous d’apprendre, pas une volonté de niveler par le bas.

Conclusion

La différenciation reste une possibilité pour gérer l’hétérogénéité des groupes, avec des séries différentes d’exercices en fonction des niveaux de maîtrise ou des lacunes constatées. De plus, les professeurs devraient retarder la cotation des travaux en insistant sur la prise en compte des commentaires. Ils devraient amener les élèves à d’abord formuler une réflexion sur leur travail, puis le professeur rend ses commentaires, l’élève s’améliore et il renvoie le travail au professeur qui le cote. Cela permet de renforcer la relation élève-prof et raviver l’estime de soi des élèves en difficulté.

Cependant, l’interaction prof-élèves et élèves-élèves est essentielle pour développer l’intelligence et les compétences sociales. Les technologies digitales devraient donc être plus une forme de soutien scolaire plutôt qu’un substitut à ou une forme améliorée de l’enseignement public.

Pour aller plus loin

Accompagnement scolaire:

Article sur la thématique:


¹ Circulaire du 17 mars 2020.

² Inc., La vie privée, prochaine victime de la pandémie, la Libre, 29 mars 2020.

³ « The Internet should not be divided into national spheres and it should be guarded against any monopolistic appropriation which could reduce the public spaces where social actors interact as equals ». Thalif Deen, World’s Poor Trailing Far Behind Rich in Digital Technology, United Nations, dans Inter Press Service, 22 décembre 2015.

Ibid.

⁵ Celine Darnon, Inégalités scolaires : des risques du confinement sur les plus vulnérables, dans Psychologies, 2 avril, 2020.

Ibid.

⁶ Inc. op. cit.

Article écrit par Reynaert D

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