Emmabuntus, de l’aide à l’autonomie numérique

Écrit le 20 septembre 2020
Numérique Récupération Fracture numérique Écologie Social

Cet été, Cit’Light a rencontré Patrick qui est l’un des co-fondateurs du collectif Emmabuntüs, qui collabore avec des communautés Emmaüs. 13 ans après la mort de son célèbre fondateur, l’Abbé Pierre, comment penser l’aide au plus démunis à l’ère du numérique ?

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Pourrais-tu présenter le projet Emmabuntüs, ainsi que sa genèse. En particulier, ce qui nous a marqué est votre implication en Afrique. Était-ce un but initial du projet ou cela est-il advenu par la suite ?

Le projet Emmabuntüs a débuté en 2010. J’ai eu envie de changer de vie, et je me suis rapproché du mouvement Emmaüs.

Pour contextualiser, Emmaüs est un mouvement fondé par l’abbé Pierre, qui fait du réemploi de tout: des livres, des lampes. Ils recoivent aussi des dons de matériel informatique qu’ils souhaitent revaloriser pour éviter que cela parte en déchet. Sans le reconditionnement, cela va à la déchetterie pour l’ordre d’une centaine d’euros par tonne. Reconditionner un ordinateur lui redonne donc beaucoup plus de valeur (de l’ordre de 40€ par ordinateur en 2010).

J’ai d’abord voulu les aider à faire de l’information mais ce n’était pas adapté aux logiques internes des communautés Emmaüs, notamment, pour des questions de créneaux horaires. Par contre, ils recherchaient dans ma ville des volontaires pour aider au réemploi des ordinateurs. Ainsi, j’ai commencé à reconditionner des ordinateurs qui étaient sous Windows XP. Afin de nous faire gagner du temps (nous n’étions que deux au départ), j’ai aussi automatisé le processus de reconditionnement pour nettoyer la machine et installer une base de logiciels libres (Firefox, OpenOffice) au dessus de Windows XP.

Cela prenait beaucoup de temps pour reconditionner une machine, même automatiquement (environ 6h). Chez moi j’utilisais déjà Ubuntu depuis un moment, et j’ai donc décidé de me baser sur ce logiciel pour faire du développement.

Ubuntu et Debian sont des distribution Linux, libres, ‘open-source’ et gratuites, qui peuvent remplacer Windows ou Mac OS sur les ordinateurs personnels ainsi que sur les serveurs. Par défaut, Ubuntu ou Debian sont fournis avec de nombreux logiciels libres : Firefox (navigateur web), LibreOffice (suite de bureautique), Thunderbird (e-mail), et permettent l’installation de nombreux autres logiciels libres ainsi que non-libres (propriétaires). Le noyau Linux quant à lui est le composant de base des distributions telles qu’Ubuntu ou Debian. Cit’Light a traité des logiciels libres dans l’article « L’autonomie numérique à travers les logiciels libres »

Ainsi, au lieu d’essayer de garder la licence Windows, d’enlever tous les logiciels et d’en réinstaller, on mettait alors carrément un nouveau système libre à la place de Windows. Le responsable nous a laissé la possibilité d’essayer Ubuntu sur quatre machines pour voir si on pouvait revendre les ordinateurs. Les ventes ont été aussi bonnes que les ordinateurs sous Windows. C’est comme ça que le projet a démarré. J’ai fait des présentations à des Ubuntu Party et j’ai rencontré d’autres personnes qui sont venues épauler ce qui allait devenir en mars 2011 le collectif Emmabuntüs. A la suite d’une proposition d’Hervé Solanet, co-fondateur d’Emmabuntüs, nous avons décidé de faire d’Emmabuntüs une distribution complète de Linux, sans avoir recours à une installation d’Ubuntu au préalable. Cela permettait de pouvoir l’installer sans avoir besoin d’internet.

Pour revenir sur le projet en Afrique, celui-ci s’est déroulé en trois étapes:

  • Hervé a envoyé des ordinateurs reconditionnés sous Ubuntu au Burkina Faso, dans un local informatique.
  • J’ai rencontré Emilien Ah-Kiem co-fondateur du projet « Jerry Do It Together ». Ce projet fait du reconditionnement d’ordinateurs dans des bidons en plastiques. Directement le concept nous a plu : cela permettait de combiner des pièces qui venaient de plusieurs machines pour construire un seul et unique ordinateur. Suite à notre rencontre, le collectif de « Jerry Do It Together » a décidé de préconiser Emmabuntüs comme distribution de Linux à installer sur leurs ordinateurs. Ils ont fait des présentations du projet en Afrique, et cela a beaucoup accroché notamment en Côte d’Ivoire (voir ici et ici). Par la suite la BloLab au Bénin, le SenFabLab au Sénégal et le WenakLabs au Tchad ont rejoint cette aventure.
  • On a eu des sollicitations d’associations, notamment YovoTogo et JUMP Lab’Orione. Ils avaient commencé à utiliser Emmabuntüs mais souhaitaient de l’aide pour faire un saut d’échelle. En effet, ils avaient besoin d’ordinateurs et de connaissance pour améliorer la mise en place et l’utilisation des logiciels . C’est comme cela que le projet a démarré avec le Togo, en 2016. On leur a fourni les premiers ordinateurs qu’ils n’avaient pas. Aujourd’hui ils viennent d’en récupérer 150.

Un ordinateur reconditionné par le projet Jerry Do It Together

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Existe-t-il quelque chose de similaire en Belgique ?

On collabore avec Amaury Libert, qui anime un site qui s’appelle Blabla Linux, et qui est reconditionneur d’ordinateurs dans sa profession. Une société belge m’a contacté pour donner des ordinateurs à reconditionner. J’ai donc demandé à Amaury s’il pouvait aller les chercher, les reconditionner et en donner à des associations. Il en a d’ailleurs fait une vidéo, dans laquelle il lance un appel public pour trouver des destinataires potentiellement intéressés par ces ordinateurs.

Le processus du libre est lié à la gratuité. Du coup, comment en faire un modèle économique viable ? Faut-il obligatoirement être aidé par des institutions ou par la société en général pour que cela reste gratuit ?

Chez nous, tout le monde est bénévole, chacun a un boulot à côté. Notre but n’est pas de développer un nouveau modèle économique, on essaye simplement de participer avec notre passion à aider les autres, faire de belles rencontres… Dans ce sens la soutenabilité financière, n’est clairement pas le but premier, on donne d’ailleurs beaucoup d’ordinateurs gratuitement.

Nous avons tout de même pensé à la soutenabilité de notre projet, notamment, on a essayé de collaborer avec des municipalités : les aider à reconditionner leur matériel ou à fournir des écoles par exemple. Ils auraient alors payé les salariés que nous aurions formés à ces fins. Par exemple, l’association YovoTogo est autonome en fourniture et en installation. On essaye donc de rendre les gens autonomes en leur expliquant comment faire.

Dans les communautés Emmaüs, ce qu’ils font, c’est qu’ils revendent les ordinateurs. On avait fait un partenariat avec une communauté Emmaüs : on reconditionnait leurs ordinateurs, et ils nous donnaient un pourcentage de la vente. Cela s’explique par le fait que nous faisions pour eux du service après-vente en plus du conditionnement. Reconditionner c’est une chose, mais le service après-vente c’est plus compliqué et demande plus de moyens organisationnels et humains. La valeur ajouté était donc sur le service après-vente.

Nous avons traité chez Cit’Light le sujet de l’aspect économique du numérique dans notre article « L’économie de déservice : l’énorme impact écologique du numérique ». De ton côté, comment vois-tu l’avenir du numérique au niveau écologique ?

En terme écologique, c’est très mauvais. Le tout numérique, je ne sais pas combien de temps on va tenir comme ça. Ce que l’on fait nous, c’est participer à notre petite échelle, mais cela ne changera rien au désastre écologique. J’en suis convaincu : ce n’est pas les 10 ou 20 personnes du collectif ni les 500 ordinateurs qu’on a envoyés au Togo qui vont changer quelque chose par rapport à l’écologie. Ce que ça va changer, c’est que ça va réduire la fracture numérique et ça va développer l’analyse des habitants : ils ne seront pas surpris de voir un ordinateur. Donc sur la formation et l’éducation des personnes qu’on touche, ça va clairement changer quelque chose.

Au niveau écologique, cela réduit un peu l’extraction de matière première, mais de nouveau, il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan. A mon sens, là où c’est grave, c’est qu’on est dans une phase de croissance du numérique. Dans cette croissance effrénée du numérique, ce qui est le plus consommateur de ressources, c’est ce que l’on ne voit pas: le réseau. C’est l’internet, la vidéo. Mais le pire au niveau écologique c’est le téléphone portable qui demeure le plus problématique.

Comment pourrait-on réguler ou changer cela d’une manière plus profonde ?

Il faut soit arrêter, soit mettre des quotas. Ces gens sont sur un modèle de croissance : ils gagnent leur vie avec cela. Plus ils peuvent mettre de publicité, plus ils gagnent d’argent. Pour que les gens voient plus de publicité, il faut qu’il soient connectés de plus en plus. On est là dans un cercle vicieux. Dans un sens, le serpent se mord la queue…

Certains internautes nous reprochent d’utiliser d’anciens ordinateurs et de prolonger leur vie plutôt que d’utiliser du matériel moderne. Ceci car les ordinateurs plus récents consomment moins que les anciens : avoir un parc d’ordinateurs anciens aurait donc un impact écologique élevé. On s’est intéressé à la consommation et au prix de ces ordinateurs, en comparant cela avec un équivalent moderne : le Raspberry Pi. Ce sont des petits ordinateurs qui tiennent dans la main, et qui consomment de l’ordre de 10 Watts, là où un ordinateur que nous conditionnons peut consommer 300 Watts. Si on décide d’utiliser des Raspberry Pi pour les envoyer en Afrique, il y a deux aspects à prendre en compte. Premièrement, il faut adapter Emmabuntüs pour ce type de machine, ce qui est estimé à environ un an de travail, et est donc non négligeable. Deuxièmement, le prix : là où nous récupérons nos ordinateurs, les Raspberry Pi ne sont pas disponibles sur le marché de l’occasion, il faut les acheter neufs à 50€ la pièce (avec adapteur et carte SD) !

Donc, le choix est entre d’une part ce qu’on fait maintenant, c’est-à-dire récupérer des ordinateurs gratuits, qu’il faut alors transporter dans des cartons plus gros, et acheter des Raspberry Pi qui se transportent dans une valise mais coûtent 50€ la pièce. Avec un petit calcul, la somme pour acheter les Raspberry Pi est équivalente à trois envois de conteneurs: il nous faudrait 6000€. Donc en terme de modèle économique, ça ne marche pas. En terme de modèle énergétique, cela reste à voir : est-ce que les ordinateurs reconditionnés consomment pour 6000€ d’électricité ?

Si on veut continuer à ce rythme là avec du progrès technique, il faut que le choix du progrès technique aille plus vite en réduction de consommation électrique que la montée d’utilisation. Il faut que la croissance du nombre de vidéos vues soit compensée par la baisse de consommation. Il faut calculer tout cela, mais ce n’est pas gagné…

Que pense-tu des entreprises comme Microsoft qui commencent à mettre le logiciel libre en avant ?

Avant Microsoft, une autre société a beaucoup utilisé de logiciel libre: c’est Google. Elle a appâté les développeurs du logiciel libre. Il y a eu un changement sémantique assez révélateur du concept de logiciel libre à la notion bien plus marketable d’« open source ». Dans ce sens, le concept de logiciel libre est un concept politique : la liberté va plus loin que le logiciel. C’est la liberté d’utilisation, de modification, de redistribution. Le concept du logiciel libre peut être résumé par trois mots qui sont très connus en France: liberté, égalité, fraternité. Ce n’est pas la même chose que les logiciels open-source : dans leur cas, le code est ouvert. C’est purement technique. Les gens qui utilisent le terme open source, sont dans le monde de l’entreprise.

Linux n’est pas quelque chose qui s’est fait tout seul : IBM et Dell ont financé le noyau Linux pour tuer Microsoft. Microsoft a voulu pendant longtemps se battre contre cela. Ils ont perdu, et se mettent dans le même camp que les autres maintenant. Mais le logiciel libre, ils vont l’utiliser comme certaines sociétés vont utiliser le bénévolat. C’est du greenwashing avec le logiciel libre: ils disent qu’ils aident les développeurs. Alors qu’avant ils disaient que le logiciel libre était un cancer. Ils sont obligés de surfer sur la vague, car le fait de taper sur le logiciel libre les faisait passer pour des vilains.

Une dernière question : quelle est l’actualité d’Emmabuntüs ?

En terme d’actualité, ce qu’on a fait « à cause » du COVID-19 c’est que nous avons sorti notre 4ème version basée sur Debian avec 9 mois d’avance, payé à 100% par mon entreprise car j’étais en chômage partiel ! On a fait une refonte de nos sites en février, avec WebAssoc, une association qui aide d’autres associations à construire leur site internet.

En terme d’événement, on participe à la fête de l’Humanité, le deuxième week-end de septembre, qui rassemble entre 300.000 et 500.000 personnes. On a remis en place le logiciel libre à la fête de l’Humanité avec nos amis : Yann Le Pollotec et l’association « Les ordis Libres ». Mais elle est annulée cette année. Donc pas d’évènement à l’heure actuelle.

En terme de collaboration, notre ami Amaury Libert désire développer notre présence sur la Belgique pour reconditionner des ordinateurs de réemploi, et les donner ensuite à des associations, des écoles et des personnes dans le besoin sur la Belgique. Nous profitions de cette interview pour faire dans un premier temps un appel au don d’ordinateurs sur la Belgique, ainsi qu’un appel pour des besoins d’ordinateurs sous Emmabuntüs Debian Edition, voir la première vidéo sur les 4 premiers dons. En septembre, nous allons débuter une grande collaboration nationale en terme de réemploi avec nos amis de Debian-Facile avec la nouvelle équipe de l’association. Donc une rentrée très chargée nous attend !

Pour aller plus loin:

Si vous disposez de vieux ordinateurs, pensez à contacter Amaury Libert qui en recherche actuellement pour une campagne de récupération ! Voir sa vidéo d’appel aux dons pour plus d’information

Article écrit par Cit'Light

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