Désobéissance civile à l’ère d’Internet – les leçons du début du XXIe siècle

Écrit le 27 Septembre 2019
Numérique Désobéissance Civile

Internet a évolué à une vitesse fulgurante en cette première vingtaine d’années du XXIe siècle, et n’est maintenant plus si jeune. Alors que la technologie arrive à maturité, les forces politiques de tous bords commencent à comprendre comment s’en servir comme outil idéologique. Une idéologie anciennement marginalisée trouve maintenant toujours sa communauté, parfois pour le bien ou la création, parfois pour valider l’individu dans des comportements déviants ou violents. Internet est un outil puissant dont tout le monde se sert, où l’on se rencontre, se parle, s’organise, mais comment, à travers le bruit, commencer à s’entendre ?

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La vue d’un groupe de personnes adultes se déguisant avec le masque de l’anarchiste anglais Guy Fawkes et se revendiquant d’Anonymous a un coté déclencheur d’inconfort, surtout les voir se projeter défenseurs de valeurs qu’ils pensent universelles. Il y a un côté de la culture cringe¹ dont raffolent les plus ennuyés, dans les slogans simples et pratiquement idiots « We are Anonymous, We are Legion, We do not forgive, We do not forget, Expect us »² évoquant de manière limpide un vigilantisme présomptueux et probablement au-dessus des moyens de celui qui l’écrit. Je me souviens un peu honteux mais avec une nostalgie certaine l’avoir fait moi-même : manifester masqué contre la fermeture de Megaupload. J’étais un adolescent manipulé et manipulable par le magnat expert en arnaque à grande échelle Kim Dotcom, qui d’ailleurs sautera plus tard dans la frénésie des arnaques autour des cryptomonnaies. Pourtant sur les réseaux et les médias ce groupe a été élevé au rang de super hackers ou d’experts en sécurité informatique à une ère où presque tout dépend des technologies numériques. Qu’il s’agisse d’incompréhension ou de recherche de sensationnalisme de leur part, il s’agit en vérité d’une masse informe, incohérente et majoritairement incompétente rassemblée autour d’idées tout aussi variables qu’il existe de personnes sur les forums poubelles d’Internet. Et pourtant, le mouvement dont on considère la naissance en 2008 par des actions anti-sectaire et au travers d’Occupy Wall Street plante ses racines dans un travail citoyen bien plus ancien que les technologies qui le portent. Ces adolescents dont je faisais partie ont entamé, comme leurs prédécesseurs révolutionnaires, l’effort de se politiser et d’utiliser des outils pour agir à leur échelle. Des jeunes qui pour la première fois pouvaient être influencés et influenceurs sans prise en compte des limitations de distance.

Plus récemment, le pouvoir des réseaux adoptés par la masse a permis des actions bien plus impressionnantes dans la voie de la dissidence : des innovations comme la production d’un réseau parallèle lors des manifestations Hongkongaises, aux utilisations larges de messageries chiffrées pendant le Printemps Arabe, la désobéissance civile sur internet est maintenant arrivée à maturité, et il est essentiel de chercher à comprendre ce que cela veut dire.

Manifestants pro-régime criant sur les manifestants contre le pouvoir

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Le but de cet article n’est pas de faire l’historique de ce qu’est Anonymous, les diverses actions portées par le mouvement ou les méthodes, mais plutôt l’utiliser comme exemple pour contextualiser la désobéissance civile propre à l’ère d’Internet. Internet présente la mesure de contestation et en même temps la contre-mesure du pouvoir, et il faut donc s’en méfier et l’utiliser correctement. Dans nos démocraties occidentales le vent est moins révolutionnaire mais les fractures politiques se creusent par le biais des mêmes systèmes. Il est donc légitime d’essayer humblement de présenter les structures idéologiques qui ont émergé du bruit de fond des millions de voix des personnes interconnectées. Tout en gardant à l’esprit que comme moi manipulé par Kim Dotcom, certains ont compris comment s’en servir sur les plus naïfs.

Sectes sans gourou, enfermés entre nous

«Les gars, je me suis occupé du site de Vivendi, il est hors ligne. De rien.»

Je me souviens vaguement du sentiment qui m’a traversé le corps quand j’ai lu cette phrase complètement anodine sur le chat IRC³ de Anonymous Belgique. Impressionné du fait de piraterie numérique, j’étais animé du sentiment d’appartenir à un mouvement social plus grand que moi, comme si par ma simple présence j’avais contribué à l’abattage d’un ennemi qui l’avait grassement mérité. L’esthétique du hacker est attrayante pour un ado en manque de pouvoir même sur sa propre vie : c’est le sentiment de pouvoir agir seul sur son environnement lointain, alors que l’idéologie politique se forme doucement dans l’esprit, et que l’ignorance de la jeunesse crée la certitude. Il s’agissait de la création d’une nouvelle culture enracinée dans l’esthétique geek des années 90, où tout le monde a droit au chapitre et où l’individu n’est jamais seul, peu importe son sentiment apparent de singularité.

Malheureusement la communautarisation accélérée est vectrice de radicalisation. Des méthodes de recrutement de l’EI, à l’invention des groupes alt-right du personnage conspirationniste Q-Anon, et jusqu’aux théoriciens misogynes de The Red Pill, les exemples s’accumulent. Le sentiment d’appartenance que peut procurer une forme de conscience collective est une lame à double tranchant. En effet de nombreux parallèles peuvent être tracés entre l’isolement sectaire traditionnel de «l’approche, la séduction, la persuasion, l’aliénation», où ne l’oublions pas, l’identité anonyme sur internet est une identité miroir de l’individu libérée de certains tabous. Les plus fragiles ou individus déjà partiellement convaincus par des idéologies toxiques ou néfastes y laissent exploser leurs frustrations de la vie réelle. Dans un article précurseur, Marshall Van Asltyne et Erik Brynjolfsson pour une publication du MIT de 1997, « Electronic Communities : Global Village or Cyberbalkans » décrivent les scénarios possibles pour l’évolution des communautés sur Internet. Un des scénarios exposés – et décrit comme le plus probable – est en quelque sorte ce que l’on peut observer aujourd’hui : une ségrégation des utilisateurs dans des bulles idéologiques entre lesquelles le dialogue est pratiquement impossible.

Exploser sa propre bulle

Tout l’enjeu est alors de développer un nouvel esprit critique, et de construire une éducation d’Internet qui n’est pas « propagandiste ». C’est-à-dire refuser que le pouvoir de distribution de l’information soit donnée aux boites privées comme Facebook ou Twitter, ou de donner à l’État le pouvoir d’étrangler la pluralité de l’information. Si c’était le cas on prendrait le risque d’ignorer des informations capitales au bon fonctionnement démocratique (par exemple pour des dysfonctionnements policiers ou des lanceurs d’alerte) ou d’observer des conflits d’intérêts. Dans la pratique ce n’est pas un exercice facile. Le règler voudrait peut-être dire effectuer un réel travail de contre-sectarisme sur les communautés réellement dangereuses (et pratiquer par la même occasion l’auto-critique). Il n’est pas absurde de dire que l’auto-validation, les liens tissés, l’isolement des individus est un processus clef de la propagation d’idéologies violentes ou conspirationnistes sur les réseaux. C’est peut-être sur ces sujets profondément sociaux qu’il faudrait se pencher avant tout, et attaquer le problème à la racine. Également faire l’effort individuel -même si c’est parfois difficile- de ne pas être constamment dans la réaction, identifier qui parle et pourquoi. Être capable de ne pas immédiatement s’ajouter au bruit, apprendre à se taire quand il faut, parler si nécessaire.

Comme n’importe quelle technologie, Internet n’a pas d’âme ou de volonté propre. C’est un outil, qui fera le bien comme le mal en fonction de qui sait s’en servir et occuper l’espace. Il faut donc le regarder comme tel et faire avec son existence, ses beautés et ses horreurs. Sans jamais être complaisant avec l’intolérance, il reste un miroir de la société continuellement braqué sur notre visage, et comme les saucisses de Bismarck parfois, on aurait préféré ne pas savoir de quoi la société est faite.

Pour aller plus loin

  • Devenir un bon citoyen d’Internet : lire la première tentative d’établir des règles de discours construit sur internet : la Nettiquette
  • Deux documentaires exposent bien la radicalisation sur Internet, «Behind the Curve » analysant le mouvement de la Terre-plate et « The Red Pill » exposant le groupe anti-femmes évoqué plus haut.
  • Il est toujours bon de s’informer sur les outils d’anonymisation : TOR pour surfer discrètement, Telegram et Signal pour la messagerie chiffrée, par exemple.

¹ Culture cringe : consommation de contenu provoquant le malaise en vidéos, screenshots ou photos.

² Slogan universellement admis par le mouvement Anonymous, utilisé sur des ImageBoards ou forums où l’on poste du texte et des images, peu modérés. Une sorte de cris de ralliement.

³ IRC : Internet Chat Relay, lieux de discussions en ligne facilement mis en place, publiques ou privées.

Cet article est écrit dans le cadre de l’Equal Day 2019, qui porte sur le thème « Droit et|ou Désobéissance Civile » et aura lieu le 17 Octobre 2019 à Flagey.

Article écrit par Théo Lisart

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